Ce journal a été trouvé sous forme de manuscrit après le décès de mon père : Auguste GRAUWIN : né en 1914 et décédé en 2007. Il n'en avait jamais parlé. Toute la famille s'est mobilisée pour le recopier et le faire diffuser. La 2ème période concernant " l'Opéra Dynamo " constitue le chapitre 4 du livre édité en 2010 par le Musée Portuaire de Dunkerque appelé : " Chroniques d'un port en guerre " à l'occasion du 70ème anniversaire de la Bataille de Dunkerque de Juin 1940.
Quelques liens :
le Musée
Portuaire de Dunkerque
la Société d'Histoire et d'Archéologie de Dunkerque
La
guerre du millénaire - La campagne de France
Bataille
de France
voir la présentationion : " PAGE à PAGE " à la fin du journal .
Période préliminaire : 26 août 1939 – 9 mai 1940
         Première partie. Période de déplacements du 26 août 1939 au 4 novembre 1939
Mobilisé par rappel de classe (chiffre 6) le 26 août 1939 à 15 heures, je rejoignais dès le lendemain matin 27 août mon corps : le 110ème régiment d’infanterie en garnison à Dunkerque. Je fus affecté à la compagnie hors rang de ce régiment en qualité d’infirmier. Le lendemain, j’étais muté brancardier. Le surlendemain, étant titulaire du permis de conduire, j’étais définitivement affecté comme chauffeur et avais la charge de la camionnette du maître armurier. Le 31 août, je quittais Dunkerque avec mon régiment et gagnais Wallers, petit village à proximité de Valenciennes. C’est là que je fus surpris par la mobilisation générale et la déclaration de guerre franco-britannique à l’Allemagne, les 1er et 3 septembre. Puis ce fut les déplacements successifs Iwuy et Carnières dans le Nord, à Anguilcourt le Sart dans l’Aisne, à Coulvagny et Barbonne-Fayel dans la Marne.
Nous atteignîmes ainsi le 4 novembre. Durant ce laps de temps, aucun événement sensationnel, si ce n’est que le 19 octobre, je change de compagnie. De la C.H.R., je passe à la C.C. (compagnie de commandement) où je suis affecté, toujours comme chauffeur, à la disposition du peloton des transmissions. Cette place est cette fois définitive, et je ne dois plus la quitter jusqu’à la fin de la guerre. La population civile est, à cette époque, « gonflée » et l’armée est l’objet de manifestations d’enthousiasme. Les traversées de Saint-Quentin et Reims notamment, sont particulièrement significatives à cet égard.
         Deuxième partie. Epoque stable et sans événements notables du 5 novembre 1939 au 9 mai 1940
Le 4 novembre à cinq heures du matin, je quitte Barbonne-Fayel pour Chiry, dans l’Oise, où je ne devais pas passer moins de six mois et une semaine (10 mai 40). Cette longue période constitue pour moi une étape importante de la guerre : celle du calme, du confort et du bien-être ; j’ai un lit chez l’habitant, ce qui me permet de supporter très facilement l’hiver 39-40 particulièrement rigoureux. Mais la vie finit par y être monotone, tous oublient que c’est la guerre. Pas grand-chose à faire, tout au plus une manœuvre par semaine. En dehors de l’entretien de mon camion et d’une sortie de temps à autre, je suis complètement libre.
A partir du mois de février 1940, une troupe de théâtre aux armées et une chorale se constituent dans le régiment ; je roule très souvent au service de ces deux organes, ce qui est en somme pour moi un passe-temps assez agréable. Ces préoccupations deviennent bientôt le centre de l’activité de la plupart des officiers et soldats ; nous sommes autrement dit dans les délices de Capoue. Nous ne pensons plus au lendemain et finissons par croire que cela durera ainsi indéfiniment. Hélas, les événements se sont chargés de nous donner un cruel démenti !
Cette période est cependant marquée par deux alertes : la première en janvier, au cours de laquelle le régiment se transporte à Oisy-le-Verger dans le Pas-de-Calais pour regagner Chiry au bout de deux jours (alerte sur la Belgique), la seconde en avril, le régiment ne se déplace pas, mais reste en alerte pendant une dizaine de jours. Je ne connais aucune de ces deux alertes, ayant bénéficié justement quand elles sont survenues, de mes deux permissions de détente : l’une du 13 au 24 janvier et l’autre du 9 au 20 avril. J’eus en cela de la chance car l’alerte de janvier notamment fut aux dires de tous extrêmement pénible en raison du froid très vif. Mais les deux fois, tout était rentré dans l’ordre pour ma rentrée. La seconde alerte était motivée par l’invasion de la Norvège par les troupes allemandes.
Mais tout ceci, depuis le 26 août 1939, n’est qu’une guerre en dentelles, un simple amusement, et nous en arrivons à la fameuse date du 10 mai 1940, synonyme de guerre dans toute la force du terme.
Période de guerre proprement dite : 10 mai 1940 – 17 juin 1940
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e 10 mai, vers cinq heures du matin, je fus réveillé par le mugissement des sirènes annonçant l’approche d’avions ennemis. Bien entendu, je ne quitte pas mon lit, personne en effet ne se soucie des alertes. On entend cependant ce matin-là de nombreux avions, mais j’étais loin de me douter que cette activité était le présage d’un changement de situation. Je me lève à l’heure habituelle, vers sept heures, vais prendre confortablement mon petit-déjeuner comme à l’ordinaire et redescends au garage prendre ma camionnette que je conduis aux environs de huit heures au magasin des transmissions ; je devais en effet partir en manœuvre pour la journée. La veille, j’étais également parti en manœuvre à titre exceptionnel, car il y avait eu présentation, selon une formule assez pompeuse, de la tactique française à des officiers polonais.
J’étais donc vers huit heures au magasin des transmissions (en haut du village de Chiry) attendant l’arrivée du lieutenant, lorsque tout à coup, un bruit parvient jusqu’à moi (mais ce n’était encore qu’un bruit) : l’Allemagne a attaqué au cours de la nuit la Belgique, la Hollande et le Luxembourg. Les commentaires vont leur train : si le « tuyau » est exact, nous n’allons pas tarder à « démarrer ». Quelques minutes plus tard, arrivée du lieutenant l’air soucieux ; je viens, dit-il, d’apprendre par la T.S.F. l’attaque de la Belgique. Restez ici, je vais prendre les ordres du colonel. C’était donc maintenant officiel ! Nous, qui n’y croyions plus, nous nous rendons compte que la véritable guerre est maintenant commencée et que nous allons immédiatement rentrer en scène. Chacun réfléchit, l’air très grave. Adieu le théâtre aux armées ! Quelques minutes plus tard, le lieutenant remonte : la manœuvre est supprimée, embarquement immédiat du matériel. Le colonel venait de recevoir de la division l’ordre d’alerte n°3 (c’est l’alerte la plus sérieuse, il faut être prêt à partir dans les deux heures). Les ordres sont exécutés et deux heures plus tard, ma camionnette est chargée, prête pour le départ. Chacun, en ce qui le concerne, s’efforce d’être prêt dans les délais les plus rapides. Partout règne une animation fébrile ! Une partie de la compagnie partie à pied rejoindre ses emplacements de manœuvre depuis six heures du matin est rappelée par motocycliste et est rentrée pour dix heures. Encore différents détails à régler et à midi, la compagnie était rangée pour le départ, n’attendant plus que l’ordre.
Cet ordre ne devait, en fait, arriver qu’à onze heures du soir. L’après-midi passé sur le qui-vive parut très long. Tous vont faire leurs adieux dans les maisons où ils avaient l’habitude d’être reçus et dans lesquelles s’étaient créés des liens d’amitié au cours de ce long séjour de six mois.
A onze heures du soir, départ. Adieu Chiry ! La première étape accomplie, comme toutes les autres du reste, dans l’obscurité la plus complète, devait nous conduire à Péronne.
Arrivée à Péronne à quatre heures du matin. La ville, ce matin du onze mai, présentait déjà, malgré l’heure très matinale, une grosse animation : la fin d’une alerte venait de sonner ; la population qui maintenant prenait les alertes au sérieux, sortait des abris. Le convoi étant arrêté, je suis questionné par les civils sur l’endroit d’où nous venons. Quant à celui où nous allons, on ne nous le demande même plus, il est trop évident. Deux femmes me font cadeau de petits pains et brioches. A cinq heures, le convoi de la compagnie se range sur une place camouflé sous les arbres. Maintenant le camouflage, on le verra par la suite, joue un rôle très important, c’est une véritable question de vie ou de mort.
Toute la matinée du onze mai se passe à Péronne sans histoire ; une certaine liberté nous est donnée ; je suis personnellement très bien reçu dans une maison où je fais ma toilette et prends le café. Certains officiers rencontrés dans Péronne sont très optimistes : « voici, disent-ils, l’heure tant attendue par notre G.Q.G. Ce geste de l’Allemagne est un geste de désespoir, elle sait pertinemment que la Belgique de 1940 n’est plus celle de 1914 et qu’elle est absolument inviolable, mais il faut qu’elle tente quelque chose, car le blocus l’asphyxie ». Ce thème est largement développé de tous cotés. L’optimisme règne en maître et me gagne malgré mon scepticisme habituel (malheureusement trop justifié en l’espèce).
A midi, sentant bien que c’est ma dernière journée de bon temps, je m’offre, en compagnie de quelques camarades, un bon dîner dans un confortable restaurant de Péronne. Renseignements pris, nous ne devions quitter Péronne qu’à six heures du soir. L’hôtelier, très aimablement, me propose après le dîner une chambre gratuite pour me reposer quelques heures. Comme j’avais déjà passé la nuit et m’apprêtais à passer la, ou plutôt les suivantes, j’accepte ce repos qui me fait grand bien. Je fais un bon somme de deux à cinq heures.
Ainsi restauré et reposé, je quitte Péronne à six heures du soir pour l’étape suivante qui devait me conduire dans les faubourgs de Mons en Belgique à quatre heures du matin le 12 mai, jour de la Pentecôte. L’étape, à la différence de la précédente, fut mouvementée : entre Cambrai et Valenciennes notre convoi est attaqué, heureusement sans succès, par des avions ennemis qui lancent également des fusées éclairantes. Les batteries de D.C.A. tirent sans arrêt. C’est un véritable feu d’artifices ! Il était environ une heure du matin. C’était mon baptême du feu !
N’étant pas encore habitué à ce genre de sport, j’avoue que je n’étais pas du tout rassuré. Cela dura environ vingt minutes qui me parurent au moins deux heures. Nous traversâmes ensuite un quartier de Valenciennes complètement en feu. Le spectre de la guerre commençait à apparaître. C’est enfin sans autre incident que vers trois heures du matin je passais la frontière franco-belge. Des soldats belges faisaient le service d’ordre et la vie était déjà très animée malgré l’heure matinale ; on sentait que quelque chose d’anormal se passait. Enfin, à quatre heures du matin, j’arrivais à Jemappes, à quelques kilomètres de Mons. Nous étions au terme de cette seconde étape. Il faisait maintenant grand jour et la population commençait à nous ravitailler en produits de toutes sortes et à nous faire fête. Nous étions les libérateurs ! Le régiment devait passer toute la journée dans cette localité. Quant à moi, je faisais partie du détachement précurseur qui devait aller immédiatement repérer les emplacements de combat. Le régiment, lui, n’arriverait que le soir où tout était prêt pour le recevoir. Donc à cinq heures, ayant sommeillé à peine une demi-heure, je me remettais en route pour Villeroux.
Villeroux, petit village situé à trente kilomètres de Bruxelles, était l’endroit où le 110ème R.I. devait prendre position. Ce nom restera hélas ! tristement célèbre dans les annales de ce régiment.
De Jemappes donc à Villeroux, la route s’effectue sans incidents. La population était enthousiaste et confiante. Mon camion fut rapidement orné des couleurs belges et françaises. Dans les villes, notamment à Mons, il y avait de larges banderoles : « Vive la France ». Des attroupements nous « bombardaient » de cigarettes, chocolats, etc.
Enfin à midi, j’étais à Villeroux. Les avions allemands de reconnaissance survolaient déjà à basse altitude cette localité. Le colonel et les officiers étudient immédiatement les cartes. Comme je l’ai dit plus haut, nous n’étions qu’un petit détachement accompagnant le colonel. Le gros de la troupe qui était resté à Jemappes ne devait arriver qu’à neuf heures du soir pour occuper ses emplacements de combat.
Durant tout l’après-midi, je profite d’une certaine liberté. Je suis reçu dans différentes maisons du village. Toutes sont encore occupées et personne ne songe à évacuer. La confiance est encore entière. Je demande ensuite à un bonhomme la permission de me laver à sa pompe ; elle m’est immédiatement accordée. Comme je lui demandais si l’eau était potable, il me répond affirmativement, mais m’interdit cependant d’en boire. « Les soldats français, dit-il, ne boivent pas d’eau en Belgique. Entrez boire du vin ». Je suis très bien reçu. Mon camion était bien entendu soigneusement camouflé à l’aide de branches.
Le soir à neuf heures, le régiment défilait et allait prendre position quelques kilomètres devant Villeroux. Quant au noyau auto de la C.C. dont je faisais partie, il devait prendre position dans le bois de Villeroux, quelques centaines de mètres derrière le village. Vers dix heures, ne sachant trop où passer la nuit, je tape à une porte et demande à coucher. Plusieurs lits sont déjà occupés par des soldats, mais on met un fauteuil à ma disposition dans la cuisine. Je ne dors que d’un œil car des ordres peuvent arriver d’un moment à l’autre. Du reste, par mesure de précaution, avant quatre heures du matin j’étais à mon camion, attendant les événements.
Toute la journée du 13 mai se passe pour moi sans histoire dans le village de Villeroux, mais les avions sillonnent toujours le ciel. Je m’attends toujours à une rencontre avec des avions français ou anglais, mais ces derniers sont invisibles, ce qui n’est pas sans m’étonner un peu. Dans la journée, la population commence à s’affoler et à évacuer : le bruit court en effet que les allemands seraient déjà à Péruwey, localité assez proche de Villeroux ; je me rends compte moi-même sur la carte de la proximité de Péruwey. Du reste, les troupes belges commencent à apparaître en pleine débandade. Des convois de réfugiés très importants commencent à défiler. Les commentaires vont leur train. Beaucoup se refusent à croire à une avance allemande aussi rapide. C’était pourtant exact ! Un soldat belge le confirme, il dit être le seul et unique survivant de sa compagnie. Les belges, malgré leur héroïsme, ont dû reculer. Je ne me couche pas dans la nuit du 13 au 14. Les « transmissions » continuent hâtivement la préparation de leur matériel. Le 14 mai à cinq heures du matin, je prenais position à mon tour avec la C.C. dans le bois de Villeroux et effectuais immédiatement un soigneux camouflage de mon camion sous l’œil du capitaine. Je fais cela maintenant beaucoup plus sérieusement que lors des manœuvres de Chiry ; dans ce genre de sport, il ne faut pas avoir peur de se salir les mains, mais c’était bien, à ce moment-là, le cadet de mes soucis.
A six heures du matin, ce jour du 14 mai, le 110ème entra en contact avec l’ennemi qui fut maintenu par la première division (surnommée la division de fer et acclamée en Belgique comme la plus forte division de France) pendant toute la journée mais au prix de très fortes pertes en hommes. Ce fut en effet un défilé incessant de morts et de blessés sur les brancards. Le poste de secours et le PC du colonel étaient en effet installés à proximité de l’endroit où je me trouvais. J’ai vu des spectacles horribles dont je me souviendrai toute ma vie : des ventres ouverts, des jambes et des bras séparés du corps, etc, etc. Les premières lignes étaient en effet constamment mitraillées et bombardées par l’aviation ennemie, sans que jamais, au grand jamais (je n’ai pas peur de l’inscrire ici) aucun avion français ni anglais ne vint entraver leur action meurtrière. Les avions descendaient jusqu’à vingt mètres du sol et s’en donnaient à cœur-joie sans s’occuper le moins du monde de nos malheureuses petites « pétoires » qui n’ont jamais été capables de descendre un seul avion. Il n’y a pas du reste que les premières lignes qui en sont victimes. Le bois où je me trouve et dans lequel il y a également des éléments d’autres régiments de la division, est également copieusement bombardé. Les avions arrivent par vagues à une certaine hauteur, puis tout-à-coup piquent dans un vacarme assourdissant de sirènes, ce qui produit un effet démoralisateur très puissant. Ils lâchent en général quatre bombes et une torpille et ne nous laissent jamais en repos plus d’une demi-heure. Evidemment notre D.C.A. (dont on avait tant vanté l’efficacité) donne à plein mais sans jamais le moindre résultat. Les avions ne font du reste jamais le plus petit écart pour éviter ses feux. Dans l’après-midi, je vois ma dernière heure arriver : un avion pique directement sur moi et me mitraille ; je m’accroupis derrière un arbre et je constate ensuite dans celui-ci les trous de plusieurs balles ; j’y avais échappé d’extrême justesse. Vers quatre heures, les batteries de 75 du 15ème d’artillerie installées à très peu de distance derrière nous (100 à 200 mètres environ) commencent à donner, mais leur action est considérablement gênée par l’aviation ennemie : à chaque apparition de celle-ci, elles sont obligées de se taire de façon à ne pas se faire repérer. Les avions les cherchent et bombardent à nouveau vers six heures le bois de Villeroux. Dès le départ des avions, les batteries retirent, ce qui a pour effet de ramener une vague d’avions un quart d’heure ou une demi-heure plus tard. Bien entendu, jamais un chasseur français pour attaquer l’aviation ennemie et ainsi permettre l’action de l’artillerie qui ainsi aurait pu protéger plus efficacement l’infanterie. Mais il faut reconnaître que le 75 a joué en Belgique, de même qu’au cours de toute la campagne, un rôle extrêmement important et qu’il a sauvé bien des vies dans l’infanterie française. Il a d’autre part très efficacement protégé les retraites et joué le rôle « antichar » qui ne lui était pas normalement attribué. Il a ainsi démoli des quantités de chars et arrêté leur attaque qui avait été déclenchée en fin d’après-midi du 14 mai.
Ainsi se termine cette première journée de combat. Les positions étaient maintenues. Vers huit heures, nous bénéficions enfin d’un peu de calme, mais vers neuf heures nous avons une alerte aux gaz qui dure du reste très peu de temps. Des gaz ont néanmoins été lâchés, les vitres de mon camion sont tout embuées, j’ai mon masque sur le nez environ une demi-heure. Puis je m’endors, ce qui est une façon de parler, sur cette première journée déjà fertile en événements et en émotions.
La journée du 15 mai est en somme la répétition de celle du 14, mais les bombardements sont plus nombreux et plus violents encore que la veille. Dès quatre heures du matin, l’aviation de reconnaissance fait son apparition et les bombardements ne tardent pas à être de nouveau déclenchés. C’est toujours un défilé incessant de blessés. Certains blessés légers nous disent que c’est un véritable enfer dans les premières lignes. Les batteries de 75 tirent toujours, mais dans l’après-midi, les allemands lancent une attaque de chars de grand style. Pour protéger celle-ci, leurs avions viennent bombarder et détruire en grande partie les batteries de 75 repérées par l’aviation de reconnaissance. L’attaque qui avait échoué la veille grâce aux 75 devait réussir aujourd’hui, ceux-ci ayant été réduits au silence. Encore une fois, si notre aviation était intervenue, il en aurait été autrement. Mais jamais un avion ! L’étonnement de tous se transforme maintenant en une véritable colère. Vers trois heures, le bruit court que les premières lignes auraient cédé. Des officiers du 15ème seraient partisans d’effectuer un repli, par contre le 110ème, fort en cela de l’appui du général, est partisan de tenir toujours le plus possible, espérant toujours le concours de notre aviation. Mais que pouvait faire notre infanterie en plaine, disposant exactement des mêmes moyens qu’en 1914 contre une attaque combinée des chars et de l’aviation ? A cinq heures, c’était le repli, pour ne pas dire la débandade.
A cette heure en effet, la panique s’empara de tous les occupants du bois de Villeroux ; les chars allemands ayant forcé les premières lignes nous avaient contournés et commençaient à nous bombarder. « Sauve qui peut », c’est le cri général. Les « transmissions » arrivent en vitesse jusqu’à mon camion et rechargent à toute allure et en pagaïe le plus de matériels possible. Je me mets immédiatement au volant et m’efforce de ne pas perdre mon sang-froid. Vers quel coté fuir ? Personne ne le sait, c’est l’affolement général. Je me dirige vers la sortie du bois à toute vitesse à travers un sentier tortueux, au risque de casser tous les ressorts, mais des barrages de fortune sont déjà établis afin de ralentir la marche des chars. Impossible de passer, j’en suis quitte pour faire demi-tour. De l’autre coté, impossible également de passer avec une camionnette, un ruisseau et un petit pont interdisant toute sortie avec un véhicule. Il fallait prendre rapidement une décision, nous abandonnons tout le matériel, purement et simplement et nous fuyons à travers la campagne avec les restes de la division qui fut « la division de fer ». Elle avait « tenu » exactement trente six heures, c’était tout ce qui était humainement possible de faire avec l’inégalité des moyens d’attaque et de défense en présence.
Je me souviendrai longtemps également de cette fin de journée du 15 mai au cours de laquelle j’ai encore bien failli perdre la vie. Les avions qui nous survolaient se mirent à nous bombarder. Heureusement à ce moment apparurent trois chasseurs anglais (les premiers avions alliés qui firent leur apparition). Ils mirent en fuite les bombardiers allemands. Je crois que, sans cette heureuse intervention, il n’y aurait eu aucun survivant au cours de cette retraite précipitée. Les 77 allemands de leur coté entrèrent en action, mais fort heureusement, leur tir était beaucoup trop long (au moins 500 mètres). J’apercevais très nettement les gerbes de terre soulevées. Il faisait une chaleur accablante, tous les soldats abandonnèrent leur sac, le mien était bien entendu resté dans ma camionnette. Malgré la chaleur et la fatigue, je transportais encore pendant plus d’un kilomètre un blessé abandonné. Au cours de cette retraite et pendant toute cette guerre en général, un grand nombre de blessés durent être abandonnés sur le terrain et nombreux furent ceux qui moururent sans soin et abandonnés de tous. Pris donc de pitié pour ce malheureux, dont les yeux me suppliaient de ne pas l’abandonner, je me relayais avec quelques camarades afin de ne pas le laisser aux mains des allemands. Au bout d’un kilomètre environ, je pus le poser sur une petite voiturette porte munitions. Sans doute faute de soins n’a-t-il pas survécu à ses blessures car il avait une large plaie au ventre.
Ayant atteint une route, nous tournâmes à droite où tous les éléments de la division se repliaient dans le plus grand désordre. Le matériel, les blessés étaient empilés pêle-mêle. Des plaintes, des cris surgissaient de toutes parts. Rien n’est plus triste qu’une retraite. La plupart des soldats valides fuyaient sans s’occuper du reste. Les hommes, dans ces circonstances, ne sont plus que des bêtes et semblent avoir perdu les plus élémentaires notions d’humanité.
Le général, révolver au poing, essayait de regrouper tous ces éléments disparates et remontait lui-même en tête d’une centaine d’hommes armés uniquement du mousqueton et de quelques cartouches. Il ne put bien entendu arrêter la débâcle. Si ses ordres avaient été exécutés, la « boucherie » eut été épouvantable. Qu’auraient pu faire en effet même cent mille hommes armés de fusils contre les chars qui arrivaient par centaines. Quant aux chars français, à l’instar des avions, aucun ne fit son apparition. Ah ! on pouvait parler de la force française.
Nous arrivâmes enfin à un petit bois dans lequel se trouvait le colonel du 110ème. C’était là que se trouvait le point de regroupement du régiment et où je me rendis sur ses ordres. J’ai oublié de mentionner que le village de Villeroux dans lequel j’avais passé les journées des 12 et 13 mai fut complètement démoli le 15 mai. Les civils doivent avoir eu le temps d’évacuer le 14.
Une grande partie de la C.C. se trouvait dans ce bois, notamment le noyau auto et les « transmissions ». En l’absence du colonel survint un capitaine du 110ème dont je tairai le nom. Cet officier prétendait nous faire remonter comme voltigeur avec nos fusils comme seule arme contre les chars qui avançaient rapidement et dont nous percevions le bruit dans le lointain. Comme quelqu’un lui fit remarquer que nous n’avions plus de cartouches, il lui fit cette réponse sublime dont je garantis l’authenticité : « Eh bien, vous irez à la baïonnette ». Contre des chars, jolie réponse !! Nous étions rangés trois par trois et remontions comme les condamnés à mort, c’était bien le cas de le dire. Heureusement, sur ces entrefaites, arrive notre lieutenant qui nous regroupe et nous donne l’ordre de rester avec lui ; il n’entend pas que son peloton soit massacré aussi inutilement. Il était à ce moment-là environ sept heures du soir, je mourrais de soif. Je bois un peu au bidon d’un soldat du 43ème ; j’aurais donné une fortune pour ces quelques gorgées d’eau. Ah ! cette soirée du 15 mai, je me la rappellerai toute ma vie. J’ai manqué d’être tué plus d’une fois au cours de cette fameuse journée !
Heureusement, elle se termina mieux qu’elle ne commença. Tandis que j’étais regroupé dans le peloton transmissions, j’eus l’agréable surprise de voir revenir ma camionnette avec plusieurs autres des transmissions et autres services. Ces voitures étaient ramenées par les retardataires de la compagnie qui avaient réussi à déplacer le barrage d’arbres qui avait été établi dans le bois de Villeroux. J’en repris immédiatement possession avec un grand soupir de soulagement : j’étais en effet très ennuyé d’avoir été obligé de l’abandonner. Je craignais par là de perdre ma place d’abord et de devoir ensuite faire à pied les routes qui, je le sentais bien, ne manqueraient pas par la suite.
Au bout d’un certain temps, un ordre de repli arriva et c’est cette fois au volant de ma camionnette que je continuais ma route. Il pouvait être à ce moment neuf heures et demie du soir et le jour était presque tombé. Bien entendu, il n’avait pas été question de manger, c’est du reste ce qui est souvent arrivé. C’est dans l’obscurité la plus complète que ce repli s’effectua. J’avais des blessés dans mon camion ; je m’efforçais donc de conduire avec le plus de douceur possible. La route était très encombrée par tous ceux qui étaient à pied ; j’étais à ce moment très énervé car malgré de nombreux coups de klaxon, il n’y avait pas le moyen d’avoir le passage libre. J’allais un peu à travers tout et ne comprends pas comment je n’ai accroché personne, ce dont d’ailleurs je ne me souciais pas beaucoup à ce moment-là. La guerre fait ainsi des hommes de véritables bêtes ; j’ai même honte maintenant de la mentalité que j’avais ce jour-là.
Ainsi se termine cette longue et pénible journée du 15 mai. J’arrivais vers onze heures du soir à Fonteni [1] , petit village à 20 kilomètres environ de Villeroux dont le drame était maintenant terminé. Je me camoufle sous le porche d’une ferme et obtiens la clef d’une maison abandonnée dans laquelle il y avait, parait-il, de quoi se restaurer. Nous partons donc à quatre ou cinq. En effet, nous trouvons à manger confortablement et à boire, ce qui contribue à me remettre de mes émotions ; j’embarque notamment plusieurs grands bocaux à confiture qui m’ont bien servi par la suite.
A minuit, je regagne mon camion mais n’ose dormir, car les bombardements sont toujours à redouter. En fait, la nuit fut calme. Elle me parut longue au volant de mon camion (qui fut mon lit pendant un mois, tout au moins les rares nuits où je pouvais dormir). Dès quatre heures du matin, j’étais debout. J’apprends à ce moment que mon capitaine ainsi qu’un lieutenant et plusieurs pionniers de la C.C. ont été tués au cours de la retraite de la veille. Il en manque pas mal à l’appel à la C.C. mais cette dernière a été privilégiée par rapport aux autres compagnies du régiment. J’en vois une notamment : ils ne sont plus qu’une vingtaine ; des sections entières sont anéanties, mais heureusement tout le monde n’est pas tué, il y a aussi des prisonniers. Les hommes sont épuisés physiquement et moralement. Cette marche de nuit, sans nourriture, après deux jours de front les a épuisés. Ils sont noirs et les traits tirés. Et les malheureux n’ont pas fini de marcher. Je ne peux m’empêcher de penser que je suis un privilégié d’être en voiture et, malgré les grands risques que j’ai déjà courus, je dois reconnaître que j’ai été un « planqué » d’appartenir à la C.C., planque relative bien entendu car, dans cette forme de guerre, le planquage n’existait pour ainsi dire pas.
Je passais toute la matinée du 16 mai à Fonteni. J’étais persuadé qu’un regroupement sérieux allait alors s’opérer et qu’un nouveau front allait être établi à cet endroit, mais aucun ordre ne parvint au cours de la matinée. Des éléments de toutes sortes continuaient de défiler et poursuivaient leur route. Il n’y avait pour ainsi dire pas d’officiers, chaque soldat était livré à lui-même, partout régnaient l’incertitude et la confusion.
Une bonne partie de la C.C. était regroupée à Fonteni, abandonnée à elle-même. A partir de ce moment, nous n’étions plus en rapport avec nos officiers qui, soit dit entre parenthèses, n’étaient pas les derniers à se sauver et nous devions nous-mêmes décider si nous restions là ou non et dans l’affirmative, où nous allions.
Des éléments disparates avaient défilé dans Fonteni toute cette matinée du 16 mai et continuaient leur route. Vers midi, les avions ennemis refirent leur apparition et dans le lointain, nous percevions à nouveau le bruit des chars. L’avance ennemie ne trouvant plus de résistance continuait à un rythme accéléré. Plusieurs camionnettes de la C.C., dont je faisais partie, étaient là, n’osant prendre l’initiative d’un nouveau repli ; finalement, vers midi trente, il n’y avait plus de doute que l’ennemi approchait ; à quelques chauffeurs, nous décidâmes de partir, où ? nous n’en savions rien. Je pris dans ma voiture sept ou huit « transmissions » en surnombre. Toute une série d’autres qui étaient là, durent continuer malgré la fatigue une longue et pénible route. Certains durent faire ainsi à pied toute la retraite de Belgique ; quelques uns, assez rares, trouvèrent des places dans les camions, d’autres des bicyclettes, mais la grosse majorité n’eut aucun moyen de locomotion.
Après vingt kilomètres de route assez mouvementés, avec plat ventre dans les fossés pour éviter les balles de mitrailleuses d’avions, nous apprenons que le P.C. du 110ème est installé maintenant à Audun-le-Val (je ne garantis pas l’orthographe de ce nom) [2] , distant encore d’une vingtaine de kilomètres. Nous parcourons cette distance à vive allure et sommes impatients de retrouver notre régiment, que nous avions pratiquement perdu depuis la nuit dernière. A l’entrée dans cette petite ville, nous sommes surpris par son allure morne. Dans la rue principale, une seule femme ; celle-ci m’arrête et me signale qu’à l’hôpital de la ville se trouvent deux soldats français grièvement blessés. Personne n’est là pour s’occuper d’eux ; elle me demande de les emmener afin de se faire soigner le plus rapidement possible. Je lui réponds qu’à mon grand regret, ce m’est impossible, car j’ai dans ma camionnette huit hommes en supplément de charge normale et dans une position très peu confortable ; des blessés graves risqueraient de mourir en route ; d’autre part je lui explique que je ne peux prendre cette responsabilité, n’étant nullement certain de trouver sur ma route un hôpital fonctionnant normalement ou une ambulance pouvant les transporter plus loin. Sur son insistance, je vais néanmoins les voir en compagnie des soldats que je transportais. C’était justement des soldats du 11ème (2ème bataillon), je ne sais qui les avait amenés là, ils étaient mourants, complètement abandonnés. Je fais remarquer à cette femme qu’il m’est impossible de m’en charger et lui promets de les signaler à la première ambulance que je rencontrerai. Cette pauvre femme est navrée, car voilà plus de deux heures qu’elle essaie de trouver une voiture pour emmener ces deux blessés, les unes ne s’arrêtent pas, les autres hélas !, comme moi, ne peuvent assurer leur transport.
Je sors donc de l’hôpital, camoufle ma camionnette sous des arbres et commence à circuler à travers les rues désertes, cherchant à trouver le P.C. de mon régiment. Tout à coup, je croise une voiture dans laquelle se trouvait un officier français. Celle-ci stoppe et l’officier me lance cette brutale interrogation : « Nom de D…, qu’est-ce que vous foutez là » ? Je lui explique brièvement que je recherche mon régiment dont le P.C. serait là d’après les explications que j’ai pu obtenir. « Mais malheureux, me dit-il, sauvez-vous vite, les chars allemands entrent dans la ville, tous les P.C. se sont repliés ». Je ne me le fais pas dire deux fois. Je fonce vers ma camionnette, croyant bien encore être fait prisonnier. Je me mets en route et file à toute allure devant moi, une fois encore j’étais sauvé d’extrême justesse. Mon camion, comme si lui aussi avait senti le danger, tirait merveilleusement et malgré sa grosse charge m’emmenait à plus de 80 kms à l’heure. Et c’est heureux, car la moindre défaillance de sa part m’eût été fatale !
Je parcours encore ainsi une huitaine de kilomètres. M’estimant hors de danger pour quelque temps tout au moins, j’en profite pour faire mon plein d’essence (j’avais la chance d’avoir un bidon de réserve de cinquante litres). Mes compagnons de route estiment que nous avons un peu de répit ; nous entrons dans une maison abandonnée en quête de ravitaillement ; j’étais en train d’embarquer des pots de confitures et des bouteilles de vins lorsque les voitures qui descendaient ainsi que les cyclistes nous préviennent que nous avons encore à nos trousses les chars allemands. Je n’ai encore une fois que le temps de remettre en route. Nous étions de véritables bêtes traquées !
La route était maintenant encombrée de convois militaires et de convois de réfugiés qui se mêlaient et faisaient ainsi une pagaïe indescriptible. J’arrivais ainsi à Nivelles, qui était en flammes. La ville venait d’être bombardée une heure auparavant, les cadavres des civils jonchaient la chaussée et les trottoirs. J’étais maintenant complètement séparé de mon régiment que j’avais espéré retrouver au cours de cette journée. La débandade était complète ! Je commençais à comprendre qu’aucune résistance ne serait plus opposée en Belgique et qu’il ne restait plus qu’à rentrer en France.
Je poursuivais donc ma route en compagnie d’une autre voiture de la C.C., nous avions perdu les autres dans la traversée de Nivelles. Toujours pour me mettre à couvert, j’arrête pendant une heure dans un soi-disant centre de rassemblement. Là, des gendarmes belges prétendent nous poster avec des fusils et nous faire attendre l’arrivée des chars, mais une heure après, ce centre de rassemblement est disloqué et chacun se sauve de son coté.
Je me joins ensuite à un autre convoi que je suis jusque dans les faubourgs de Bruxelles. Là, je me restaure un peu et je continue ma route vers la France. Il était environ sept heures du soir. Vers onze heures, j’étais à Enghien, qui était également en flammes. Quelques kilomètres plus loin, nous décidons d’arrêter dans une petite ferme et d’y dormir quelques heures. J’étais resté à mon volant, mais la crainte d’une alerte me tint éveillé ; du reste toute la nuit fut très bruyante : les convois de réfugiés étaient ininterrompus. D’autre part, les chars anglais rentraient précipitamment en France eux aussi, et dans un vacarme assourdissant.
Cette journée du 16 mai fut un véritable sauve-qui-peut, chacun se débrouillant par ses propres moyens. C’était une véritable débandade ! Du reste, dans cette forme de guerre-éclair, aucun regroupement n’est possible ; lorsque le front a été crevé, il n’est pas possible de le reformer tant l’avance des troupes d’assaut est rapide !
Le 17 mai, au petit jour, nous refaisons encore quelques kilomètres, nous hésitons à rentrer en France et estimant avoir un peu de répit, nous attendons quelque temps. Vers six heures, un convoi comprenant des éléments de la division (1er – 43 – 15 R.A.D.) passe et part en direction de la France. Mes scrupules de retraite trop rapide sont maintenant apaisés ; je me joins à eux et, vers huit heures, je repassais la frontière que nous avions franchie exactement cinq jours et cinq heures auparavant avec la certitude de la victoire. Nos espoirs avaient été plus rapidement déçus que n’auraient pu le prévoir les plus pessimistes. Pour ma part, c’est avec un grand soupir de soulagement que je me retrouvais en France, car ces cinq jours passés en Belgique avaient été fertiles en événements ! C’est ainsi que se termine cette malheureuse et inoubliable retraite de Belgique ! Ce fut la première, mais hélas pas la dernière de cette guerre qui, malgré sa courte durée, me parut si longue et si pénible !
J’étais donc à Valenciennes le 17 mai dans les premières heures de la matinée. La route s’était effectuée en convoi, sans incident notable cette fois, mais elle était extrêmement encombrée par des milliers de réfugiés de tous âges, à pied, à brouette, à bicyclette. Tous mendient une place, quelquefois même à genoux, dans les voitures militaires, mais impossible de les prendre !
Valenciennes présentait encore ce matin-là une allure à peu près normale ; je prends le temps de faire un peu de toilette et de correspondance ; une alerte me surprend ; je descends avec la population civile dans les abris ; comme l’alerte se prolonge, je remonte en compagnie de mes camarades d’infortune, car il était temps d’aller aux renseignements ; la présence des avions ennemis au-dessus de la ville ne nous intimidait plus, nous en avions vu d’autres ! Nous apprenons par le bureau de la place que le 110ème est regroupé à Estreux, petit village distant de Valenciennes d’environ dix kilomètres.
Effectivement, des éléments disparates du régiment se trouvaient depuis la veille à Estreux (environ 300). Tous les autres étaient considérés comme perdus et moi le premier. La tristesse régnait parmi nous. A mon arrivée, une petite ovation de mes camarades qui me croyaient tué ou prisonnier, ainsi qu’une bonne soupe, me remettent le moral en place. En fait, le régiment comptait encore plus de 300 membres, car beaucoup n’avaient pas encore pu rejoindre, ayant du faire toute la route à pied ; d’autres avaient du remonter en ligne aux environs de Nivelles où un semblant de résistance avait encore été opposé, mais sans résultat pratique. Une division fraîche avait été adjointe aux malheureux restes de la division mais n’avait pas pu tenir plus de deux heures. Le reste du régiment ne devait nous rejoindre que plusieurs jours plus tard dans la forêt de Raismes.
Le colonel ne devait également nous rejoindre que plusieurs jours plus tard ; le régiment était commandé par le capitaine de la C.H.R. Le bruit courut que nous allions nous rendre au dépôt de Guingamp en Bretagne pour nous reformer, car nous nous croyions à ce moment les seuls rescapés de l’aventure. Le capitaine devait, parait-il, recevoir des ordres en ce sens. En fait, il n’en a rien été.
Le départ vers une autre destination était prévu pour deux heures de l’après-midi. Vers une heure, le curé du village évacuant, ouvrit toute grande aux soldats les portes de sa cave particulièrement bien fournie en vins fins de toutes marques. Ce fut pendant une demi-heure une véritable ruée, mais il y en avait largement pour tout le monde ; j’embarquais pour ma part plusieurs dizaines de bouteilles qui ont servi à remonter le moral les jours suivants.
A deux heures de l’après-midi, nous étions comme prévu en place pour le départ, mais celui-ci fut « raté », l’arrivée des avions et leur survol continuel nous obligèrent à attendre la nuit. Tous les villages voisins, où il y avait également de la troupe, furent bombardés. Heureusement, Estreux fut épargné. A partir de ce moment, nous fûmes très mal vus dans les villages où nous stationnions, car notre arrivée avait pour effet d’attirer inévitablement très peu de temps après nous les avions ennemis. La D.C.A. entra en action et atteignit, chose extraordinaire, un avion qui s’enflamma et alla s’abattre à quelques kilomètres. Le pilote sauta en parachute au-dessus d’Estreux. Tous armés de notre mousqueton, nous fîmes feu sur lui ; j’étais camouflé derrière un arbre et lui tirais plusieurs cartouches avec une joie sauvage ; c’était un peu notre vengeance de tout ce qu’« ils » nous avaient fait endurer depuis six jours. Les coups portèrent, il était mort en arrivant au sol et plusieurs le virent criblé de balles, il paraissait du reste très jeune (une vingtaine d’années).
Il y eut encore deux alertes au cours de l’après-midi ; j’ai pu profiter d’une cave les deux fois. A dix heures du soir, nous partions réellement et peu de temps après, nous étions à Bruille-lez-Marchiennes, petit village situé à un kilomètre de Sonain. La traversée de cette dernière ville est encore marquée d’une alerte.
Toute la journée du 18 mai se passe à Bruille-lez-Marchiennes. Les avions nous survolent continuellement ; un train de munitions de 75 est bombardé en gare de Sonain dont nous sommes distants de quelques centaines de mètres. Tous les obus font explosion dans un vacarme assourdissant. Un sous-officier de la C.C. est volontaire pour aller détacher la rame et ainsi sauver une partie du train qui est remorquée par une locomotive se trouvant là. Il était à ce moment environ deux heures de l’après-midi. Tout le régiment, sauf le train auto, part à pied pour prendre ses nouveaux emplacements dans la forêt de Raismes. Je ne devais les rejoindre que le lendemain. L’après-midi est encore marqué par un nouvel incident. Les gendarmes nous avaient prévenus de présence d’espions dans le pays. C’est une véritable chasse à l’homme qui s’organise bientôt. L’un d’entre eux est presque pris, mais arrive à se sauver malgré la fusillade qui crépite dans les rues de Bruille-lez-Marchiennes, sous le regard terrifié de la population qui se verrouille rapidement. J’essaie immédiatement, mais sans succès, d’atteindre pour téléphoner à la mairie du village voisin.
Ce n’est que le lendemain que je gagnais la forêt de Raismes. Le départ de Bruille s’effectua vers une heure de l’après-midi. Notre convoi est encore attaqué et nous sommes encore obligés de rester un long moment dans un fossé. Nous avions du reste été repérés par le « mouchard ». Le mouchard est un avion blindé de reconnaissance. Il avait reçu ce surnom car il avait pour mission de nous repérer et de nous signaler aux bombardiers qui arrivaient inévitablement un quart d’heure ou vingt minutes plus tard. Aussi le camouflage était de règle, car nous nous en méfiions particulièrement. Il volait à très basse altitude et malgré cela n’avait jamais été abattu étant, parait-il, invulnérable aux feux de la D.C.A.
Nous étions donc à ce moment au 19 mai. C’est vers six heures du soir que nous pénétrons à la lisière de la forêt de Raismes. Nous y restons camouflés toute la nuit du 19 au 20 mai, qui se passa sans incident.
Le 20 mai, au petit jour, je prenais mes emplacements dans la forêt de Raismes. Un front avait pu être réorganisé après la débandade de Villeroux. Les éléments retardataires du régiment avaient pu rejoindre, mais très nombreux étaient encore les manquants, tués, blessés ou prisonniers en Belgique. La division remontait donc en ligne devant Raismes pour la seconde fois. Au grand étonnement de tous, aucune division fraîche n’était là à la frontière française ; les blockhaus étaient inoccupés ; ce sont les troupes décimées de Belgique qui ont dû une seconde fois freiner l’avance de l’envahisseur. Autrement dit, rien n’était prévu pour le cas où les troupes engagées en Belgique flancheraient et aucune ligne de résistance n’était établie derrière elles. Il n’y avait décidément rien à comprendre à la tactique de l’Etat-major. C’est épuisée, physiquement et moralement, que la division remonta en ligne où elle eut encore immédiatement contact avec l’ennemi. Nous étions loin d’être dirigés vers notre dépôt pour être reformé, comme on nous l’avait dit !
Je devais passer cinq jours complets dans la forêt de Raismes (du 20 au 24 mai). La division resta les cinq jours sur sa position malgré de nombreuses percées sur l’ensemble du front, puisque c’est vers le 20 mai que les éléments motorisés allemands poussèrent jusqu’à Boulogne.
J’étais donc avec mon camion au matin du
20 mai à proximité du P.C. du colonel, bien camouflé, comme toujours. Comme
à Villeroux, je me trouvais également à très peu de distance des 75 qui tiraient
sans interruption ; mais, au bout de quelque temps, à l’instar de Villeroux,
les avions vinrent rapidement les faire taire. Le même processus et la même
tactique de combat recommençaient. Pas plus qu’à Villeroux, jamais un avion
français ne vint nous protéger des bombardements et harceler l’ennemi. Pas
plus qu’à Villeroux, il n’était possible de tenir, nous le comprîmes tout
de suite. Une fois de plus, les troupes furent déçues, car nous croyions qu’une
fois rentrés en France, une défense sérieuse aurait été organisée, mais il
n’en était rien ! Je commençais à faire timidement la réflexion que la
promesse des allemands d’être à Paris le 15 juin serait sans doute réalisée !
Dans l’après-midi, nous oublions un peu nos soucis. A cinq, nous visitons une maison abandonnée qui se trouvait à proximité de l’endroit où nous étions. Là, nous faisons une bonne toilette, ce qui nous fait grand plaisir, depuis le temps que nous sommes sales. Nous tordons le cou à un canard et nous le mangeons le soir avec des petits pois. Il y avait parmi nous un cuisinier amateur qui fit preuve de réels talents culinaires. A huit heures, nous nous allongeons sur un lit, c’était la première nuit que nous faisons depuis le 10 mai, mais avant quatre heures, nous sommes debout pour pouvoir éventuellement nous protéger des avions qui effectivement nous survolaient déjà à cette heure.
Le 21 mai au matin, nous subissons un nouveau bombardement que nous valent sans aucun doute les batteries de 75. J’apprends la mort d’un de mes camarades chauffeur à la C.C. Voulant éteindre le feu qui prenait à un camion de munitions, il est atteint en pleine tête par une balle de mitrailleuse d’avion et tué sur le coup. Quelques minutes plus tard, son corps est déchiqueté par l’éclatement du camion. Cette nouvelle brutale m’affecte, car c’était un excellent camarade avec qui j’avais été souvent en rapport pour le théâtre aux Armées. D’autre part, je me redis que pareil sort peut m’être réservé d’une minute à l’autre.
Dans l’après-midi, je change d’emplacement. En Belgique, j’avais été au T.C.1 (train de combat n°1). Celui-ci se trouve à coté du P.C. du colonel. Comme les camions avaient failli être capturés en Belgique, le lieutenant nous place à partir de ce jour au T.C.2 (train de combat n°2). Le T.C.2 se trouve à environ deux ou trois kilomètres derrière le P.C. du colonel. L’éloignement des batteries de 75 ne pouvait que nous procurer un peu plus de tranquillité, mais en fait, il n’y eût guère de différence.
Je retrouvais au T.C.2 la plupart des voitures de la C.H.R. et les camionnettes pionniers de la C.C. La journée du 21 mai, ainsi que celle du 22, se passe sans incident notable. La nuit du 21 au 22 est calme, ce qui me permet de récupérer un peu de sommeil en retard, pourtant je commence à m’habituer à l’insomnie. La banquette de mon camion, que je partage avec un camarade, constitue toujours, bien entendu, mon seul lit, dont je suis en l’espèce très satisfait, car la nuit précédente avait été une exception. La journée du 22 est cependant marquée par un bombardement d’artillerie : une dizaine d’obus seulement, mais qui éclataient très près de nous ; heureusement, encore une fois, j’en fus quitte pour la peur. Il est à remarquer que les bombardements d’artillerie durent généralement peu de temps. Ce n’était pas nous qui étions visés, le tir était uniquement de repérage. Néanmoins, une autre voiture de la C.C. est sérieusement endommagée par des éclats et ne peut pas reprendre le départ. Ce bombardement est venu bien malencontreusement arrêter un repas et nous couper un peu l’appétit. Dans la forêt de Raismes, je n’ai manqué de rien, ayant pu me ravitailler dans le village ; d’autre part, nous étions nourris de volailles trouvées sur la route. Il y avait ainsi des alternances d’abondances et de disettes.
Le 23 mai, au petit jour, je change à nouveau d’emplacement. Cette journée est marquée d’un calme relatif. L’aviation survole sans arrêt la forêt de Raismes, mais épargne mon coin. Quoique me trouvant au T.C.2, je n’ai pas à me déplacer pour apporter le matériel qui est apporté par un side-car. Des bruits pessimistes parviennent jusqu’à nous, il devient très difficile de « tenir ». Le 110ème notamment se fait décimer de plus en plus, il est à nouveau question de repli. Plusieurs membres de la C.C., transmissions notamment, sont grièvement blessés. Une virée accomplie dans la ville de Raismes me rapporte un peu de ravitaillement et même du luxe, entre autres, plusieurs bouteilles d’apéritif et de digestif.
Le 24 mai fut la dernière journée passée dans la forêt de Raismes avant la seconde retraite, pour ne pas dire débandade. La matinée se passa comme d’habitude, les bruits de repli de la veille se confirmaient. En fin de matinée néanmoins, un autre bruit s’accréditait : il n’était plus question de repli, mais de relève de la division, ce qui aurait été de beaucoup préférable, mais ce n’était qu’un faux bruit. Le début de l’après-midi se passa dans l’attente. Enfin à trois heures, je reçus l’ordre de me rendre immédiatement au P.C. du colonel afin de reprendre tout le matériel s’y trouvant. Je fonce par l’allée centrale de la forêt, j’embarque le matériel et apprends que l’ordre de repli arrivera certainement avant la fin de l’après-midi. Le matériel embarqué, je retourne à l’endroit d’où je venais. J’étais à peine descendu de voiture que j’étais pris sous un feu nourri de 77 allemands. Nous utilisons les trous creusés ainsi qu’un fossé qui se trouvait à proximité. Sur ces entrefaites arriva vers quatre heures et demie l’ordre de repli général immédiat. Le convoi s’ébranla le plus rapidement possible sous le feu des 77. Les troupes fuyaient déjà à pied, encombrant la circulation.
C’était la fin de ce second barrage opposé à l’ennemi. C’était la répétition de ce qui s’était passé en Belgique ; cependant, une journée ou deux furent moins dures qu’à Villeroux. C’était le début de la seconde retraite précipitée de cette guerre, retraite qui devait m’amener à Dunkerque, avec encore bien des péripéties.
Au bout d’une dizaine de kilomètres, notre convoi fit une petite pause. Nous devions passer la nuit dans une petite ferme abandonnée, mais vers minuit, le danger d’encerclement se précisait, le convoi repartit, nous ne savions pas pour quelle destination. Finalement, nous arrivâmes le 25 mai à sept heures du matin à Fretin, à quelques kilomètres de Lille. Nous avions fait suffisamment de kilomètres pour avoir un peu de répit, du moins le croyions-nous. Mais les avions, avertis par notre inséparable « mouchard » nous suivaient et bombardèrent à proximité de Fretin, en épargnant toutefois le village. Je déguste une excellente tasse de café servi en série par une obligeante personne. La matinée se passe sans histoire, mais de nombreux bruits pessimistes, exacts d’ailleurs, courent à nouveau : nous quitterons le village avant le soir, car le danger d’encerclement se précise, c’est même d’après certains, fait accompli. Vers une heure de l’après-midi, les troupes que nous avions doublées au cours de la nuit arrivent littéralement exténuées ; elles marchaient en effet depuis la veille à quatre heures et demie.
C’est à cette heure que nous apprenons que nous devons nous rendre sans tarder à Godewarsvelde où un nouveau front est constitué. A peine une demi-heure de repos et les troupes à pied, malgré leur fatigue, doivent reprendre leur marche sans tarder après avoir à peine mangé, c’est un ordre formel. Certains pourtant sont dans l’impossibilité de le faire ; j’en prends quelques uns dans mon camion.
De mon coté, c’est vers cinq heures de l’après-midi que je me remets en marche vers Godewarsvelde, confortablement restauré. J’apprécie une fois de plus ma place de chauffeur qui me procure tant d’avantages par rapport à ceux qui doivent faire à pied de si longues et pénibles routes. Ainsi nous nous apprêtions à reprendre le front pour la troisième fois, mais nous ne nous doutions pas que cette fois-ci, le front n’aurait pas le temps d’être formé, ou plutôt qu’il aurait été enfoncé avant notre arrivée.
Je roulais toute cette nuit du 25 au 26 mai, je passais sur le coté de Lille par Loos et Haubourdin qui étaient déjà en partie détruits. Tout le long de la route, j’ai doublé un matériel d’artillerie formidable. Il était très fatiguant de conduire sans lumière au milieu du convoi d’artillerie et des troupes à pied. Des soldats exténués ne continuaient leur route que sous la menace de révolvers. Ce convoi d’artillerie se prolonge toute la nuit. Devant un tel matériel, je me prends encore à croire malgré tout que cette fois l’avance ennemie sera stoppée, mais je ne peux m’empêcher de remarquer le retard de l’armée française : toutes les pièces sont encore en effet tirées par des chevaux et beaucoup d’entre elles sont immobilisées car le convoi a été mitraillé et de nombreux chevaux ont été tués. Il suffit souvent pour immobiliser une pièce de la disparition d’un seul cheval.
Devant Armentières, le convoi marque un temps d’arrêt. Le bruit court que les allemands sont dans les parages immédiats et il est question de faire un détour. Finalement, nous traversons Armentières, dont plusieurs quartiers étaient en feu. Après Armentières, c’est Bailleul, complètement détruit. A la sortie de Bailleul, nous apprenons qu’il y a un changement ; ce n’est plus maintenant à Godewarsvelde qu’il y a lieu de se rendre, mais à Saint-Jans-Cappel. Il était à ce moment environ sept heures du matin. J’arrive à Saint-Jans-Cappel.
J’apprends en arrivant dans ce village qu’il y aura lieu de gagner Godewarsvelde, mais qu’il faut pour le moment attendre l’ordre sur place, ce que je fais. En fait, l’ordre ne parvint jamais, car l’encerclement se resserrant, la pagaïe était maintenant complète. Vers dix heures, je vis arriver l’escadrille la plus forte qui m’ait jamais survolé : au minimum, 150 bombardiers. Tous les villages voisins furent bombardés, notamment Godewarsvelde, car les troupes qui s’y trouvaient avaient été repérées. Je fuis dans la campagne et reste terré dans un fossé durant une vingtaine de minutes. Des quantités de bombes tombent autour de moi ; des dizaines d’avions piquent au-dessus de la tête dans un bruit de sirène et un vacarme assourdissants. Ces minutes me paraissent des heures. Pendant ce temps, la D.C.A. anglaise installée dans la région, était entrée en action. La réputation n’était pas surfaite et son efficacité ne tarde pas à se révéler : trois avions allemands sont atteints et s’abattent en flammes. Les pilotes sautent en parachute, mais sont atteints par les mitrailleuses anglaises. Un parachute ne s’ouvre pas, le pilote allemand s’écrase au sol à quelques centaines de mètres de moi. Un soldat anglais me dit d’un air très satisfait : « Finish ». Mais quelques minutes plus tard, comme pour venger leurs camarades, une nouvelle vague d’avions s’amène et jette sur Berthen des bombes incendiaires mettant complètement en cendres ce dernier village.
Après cette algarade, nous avons enfin un peu de calme. Quelques minutes plus tard, je ne tardais pas à être persuadé de l’exactitude des bruits d’encerclement qui s’étaient faits de plus en plus pressants ces deux derniers jours. Les avions ne s’étaient pas contentés de laisser tomber des bombes, mais avaient lancé dans toute la région une multitude de tracts rédigés en français et en anglais. Ces tracts invitaient les troupes alliées se trouvant dans le Nord à cesser une résistance qui serait tout à fait inutile. « Vous êtes encerclés, disaient ces tracts, et l’encerclement se resserre d’heure en heure, la guerre est finie pour vous ». Une carte, montrant la position des armées allemandes par rapport aux armées alliées illustrait cette théorie. Il n’y avait pas de doute qu’une fuite par terre était impossible, il ne restait qu’une ressource, c’était de gagner les côtes et attendre là d’être fait prisonniers. Je m’étais déjà fait à cette idée, car les bruits d’embarquement qui commençaient à se faire jour me laissaient très sceptiques.
Nous étions une dizaine de voitures ne sachant que faire. Nous étions complètement coupés et sans carte de la région. Il n’y avait plus de doute qu’aucun ordre ne nous parviendrait. Enfin, vers une heure de l’après-midi, nous décidons d’essayer de gagner Dunkerque et ainsi retarder notre capture ; c’était la seule solution de dernière heure qui nous restait. Les routes étaient à ce moment très encombrées. Les convois anglais notamment essayaient par tous les moyens de fuir et ne voulaient absolument pas se laisser couper.
Vers deux heures, le convoi fut repéré et bombardé ; plusieurs voitures furent détruites ; je passais pour la seconde fois dans la même journée plus d’une demi-heure dans un fossé, les bombardiers piquant sur moi sans arrêt. Après avoir tourné dans différents sens, ne sachant plus où fuir, nous finissons par arriver devant Berthen. C’était, parait-il, la seule route qui ne soit pas encore coupée ; mais le village, qui avait été bombardé le matin, continuait à flamber ; l’église était complètement détruite, des voitures brûlaient sur la route, empêchant complètement tout passage. La dernière issue nous était donc fermée. Que faire ? Il n’y avait pas à hésiter, c’était abandonner tout le matériel et continuer notre route à pied. C’était la seule solution à laquelle je me ralliais bien malgré moi. Une dernière fois, j’essaie de trouver un passage quelconque, mais sans succès. L’obstruction de la route étant complète, un convoi avait été absolument anéanti dans Berthen.
C’était donc le 26 mai vers trois heures de l’après-midi que j’abandonnais mon camion après l’avoir rendu inutilisable comme le prévoit le règlement. J’abandonnais par le fait toutes mes affaires personnelles et me mis en route avec un fusil et mon masque pour tout bagage. La consigne était de se rendre à Dunkerque le plus tôt possible, par un moyen ou par un autre.
Toute la campagne était jonchée des cadavres des récents bombardements. Ces cadavres restaient à découvert, certains étaient horriblement mutilés. Il y avait notamment beaucoup de victimes parmi le 17ème Travailleurs, régiment recruté parmi la seconde réserve.
Je me trouvais donc maintenant à pied, regrettant le camion que je conduisais depuis de nombreux mois et avec lequel j’avais fait la campagne de Belgique et une partie de cette retraite des Flandres. Le matériel d’artillerie formidable que j’avais doublé entre Lille et Godswarswelde et qui devait prendre position dans cette région de son coté, devait tomber en grande partie aux mains de l’ennemi. Une partie pourtant réussit à retarder sérieusement sa marche sur Dunkerque et ainsi permettre l’embarquement des troupes alliées.
Dans le désarroi du moment, j’avais perdu une partie de mes compagnons, nous ne nous trouvions plus qu’à deux. Nous nous mettons immédiatement en route, nous joignant à des troupes anglaises à pied. Le bruit des mitrailleuses nous indiquait la proximité de l’ennemi, il n’y avait donc pas de temps à perdre. J’avais fait à peine un kilomètre en direction de Poperinghe qu’une pluie diluvienne se mit à tomber ; j’étais complètement trempé mais ne me plaignais néanmoins pas du temps, car il nous préservait sans doute de nouveaux bombardements. En fait, la route fut calme du point de vue de l’aviation et c’était déjà un avantage appréciable !
J’arrivais à Poperinghe vers six heures du soir, ayant parcouru une dizaine de kilomètres ; la pluie n’avait cessé de tomber pendant tout le parcours, heureusement, elle se calmait un peu maintenant. Il est à noter que c’est le premier mauvais temps que nous avions depuis le début de la campagne. Dans Poperinghe, je pensais à me sécher et à me restaurer un peu, le repas de midi ayant déjà été, selon l’expression militaire, remplacé par un coup de sifflet. Ce n’est qu’en dehors de la ville que je découvrais une petite maison dans laquelle se trouvait une réfugiée belge qui était en train de préparer le souper pour plusieurs enfants. Je partageais le souper et me faisais sécher, je recevais avec mon camarade un accueil tout à fait maternel et c’est ainsi qu’une demi-heure plus tard, je reprenais la route dans de bien meilleures conditions. Je peux me féliciter d’avoir toujours reçu au bon moment un accueil hospitalier. J’ai omis de mentionner qu’à mon départ de Berthen, je reçus également bon accueil à Boeschèpe, village voisin, à ce moment encore épargné par le bombardement. En compagnie de mon camarade prêtre, je fus reçu au presbytère de Boeschèpe et ravitaillé gratuitement dans une épicerie, mais l’urgence de la situation ne nous avait permis qu’un court arrêt.
Je reprenais donc la route ce 26 mai vers sept heures du soir en direction de Dunkerque, ne sachant trop où j’allais passer la nuit. Des convois défilaient maintenant ; venant de points différents du mien, ils n’avaient pas été obligés d’abandonner leur matériel, c’était des voitures françaises, mais anglaises en majorité. Mon compagnon et moi, nous nous promettons bien alors d’essayer de trouver place sur une de ces voitures et de continuer ainsi la route avec moins de fatigue. Au bout de quelques minutes, pendant un arrêt de convoi, nous nous hissons rapidement sur une voiture anglaise et recevons bon accueil de la part des soldats anglais qui étaient déjà pourtant en surnombre ; j’entame avec eux un bout de conversation. Nous descendons près d’Hondschoote, car ce convoi anglais se rendait vers un autre point de la Belgique, probablement pour embarquer. Il était à ce moment environ huit heures du soir, il était heureux que nous ayons pu nous restaurer à Poperinghe car il fut évidemment impossible de trouver à manger. Nous étions trop fatigués pour songer à gagner Dunkerque le soir même, aussi nous nous mettons de suite en quête de logement. Un café abandonné nous abrite pour la nuit ? Nous avons la chance de trouver un vieux lit boiteux qui me semble bien doux. Je dormais jusqu’au lendemain à sept heures. De plus, j’avais la chance de trouver des chaussettes et différentes choses me manquant. C’est là que j’apprends également la capitulation de l’armée belge.
Les troupes continuaient à progresser vers Dunkerque en voiture, à bicyclette, à pied. Vers huit heures, ce 27 mai, nous nous remettons en route à pied. Nous réussissons à trouver une voiture dans laquelle nous faisons une partie du trajet, mais les attaques incessantes de l’aviation rendaient plus prudente la marche à pied. Il n’y avait dans les fossés et dans toute la campagne que des voitures en flammes, anglaises pour la plupart. L’encerclement était maintenant chose certaine, les alliés détruisaient tout leur matériel de façon à ce qu’il ne tombe pas aux mains de l’ennemi. On a du reste évalué à plus de trente mille le nombre des voitures ainsi perdues.
Après cette route fort peu agréable, j’arrivais ainsi à trois heures devant Dunkerque. Quelques conserves trouvées dans les camions anglais avaient servi de repas de midi. Là, je fus complètement bloqué pendant plus d’une heure, car l’aviation allemande était en train de bombarder Dunkerque à outrance. Je restais terré dans un fossé, car plus de cent avions survolaient tous les alentours. Je suis contraint de faire tout un détour par Rosendaël et par Malo-les-bains. Profitant d’une accalmie, nous arrivons à Malo vers cinq heures. Là, nous apprenons qu’il y a lieu de se rendre à Bray-Dunes. Décidément, les ordres étaient contradictoires. Les avions recommençaient à bombarder Dunkerque, ainsi que les installations du port et toute la plage de Malo-les-bains, ce qui nous contraint une fois de plus à rester couchés dans un trou une bonne demi-heure. Pendant ce temps, nous décidons d’aller coucher dans les dunes entre Zuydcoote et Malo-Terminus, car la route de Bray-Dunes était trop longue ce soir-là pour nos jambes fatiguées. D’autre part, nous ne pouvions rester à Malo-les-bains qui était continuellement bombardé. Nous devions en fait jouir d’un peu plus de calme aux environs de Zuydcoote. Avant de partir, nous prenons la précaution de nous munir d’une couverture et de manger un peu de « singe ». Nous sommes reçus dans une maison à Malo. Une bonne bouteille de vin nous remonte sérieusement.
C’est dans ces conditions que nous nous mettons en route vers huit heures du soir, en compagnie également d’un vieux réserviste tout à fait désemparé. La marine anglaise était là. Les anglais avaient commencé depuis quelques jours l’embarquement de leurs troupes. Toute la côte offrait à nos yeux un spectacle tout à la fois horrible et impressionnant : un bateau anglais bombardé dans l’après-midi était en flammes devant Bray-Dunes. La côte était couverte des cadavres, victimes des embarquements des jours précédents, ainsi que de tous les accessoires des soldats : sacs, masques à gaz, fusils, etc.
Nous marchons ainsi jusqu’à une route entre Zuydcoote et Malo-Terminus et passons dans les dunes cette nuit du 27 au 28 mai, nuit calme, mais froide. D’autre part, l’alerte, toujours à redouter, me tint éveillé presque toute la nuit. Vers cinq heures du matin, je me remis en route et arrivai à Bray-Dunes vers six heures. La plage offrait toujours cet aspect lugubre de la veille : bateaux coulés, cadavres, impedimenta de toutes sortes. Ce n’était d’autre part qu’un va-et-vient continuel de troupes disparates qui recherchaient leur régiment et s’interrogeaient constamment pour savoir où se trouvait le point de regroupement de tel ou tel régiment. C’était un véritable troupeau désemparé de plus de 300.000 hommes. Bray-Dunes ne présentait plus l’aspect riant et calme des vacances que je lui connaissais. La digue était remplie de camions pour qui ce devait être le point terminus. La plage et la digue étaient couvertes de soldats. Bray-Dunes n’avait certainement jamais connu une pareille affluence, même les dimanches du mois d’août. Toutes les villas étaient pleines de soldats et notamment « Rose Blanche » qui était dans un état de saleté indescriptible. J’y passe un bon moment comme un vulgaire « badaud ». Une roulante distribuait du café en face de l’ancienne gare ; j’en bois un quart en guise de déjeuner.
Il était évidemment impossible à Bray-Dunes d’obtenir le moindre renseignement sur un embarquement éventuel ou sur le point de regroupement du 110ème. Au cours de la matinée, jugeant la plage trop dangereuse, je me rends à Bray-Dunes village.
Là, c’était la même animation qu’à la plage, mais toujours impossible d’obtenir le moindre renseignement sur la marche à suivre, il fallait attendre des ordres tout à fait problématiques. Le problème du ravitaillement commençait d’autre part à se poser, car nous étions à ce moment séparés de toute roulante ; du reste, toute cette zone encerclée ne pouvait plus être ravitaillée. J’achète dans une épicerie pour quatre-vingt francs de conserves, tout le restant du magasin ; avec cela, nous pouvions déjà tenir un petit moment. Je suis reçu dans une petite maison du village à proximité de la gare et ai ainsi un petit supplément à mon ordinaire. Tout l’après-midi du 28 mai est passé dans les dunes voisines de la gare. Quelques vagues d’avions survolent Bray-Dunes, mais il n’y a aucun bombardement proche. Donc, journée calme, j’ai omis de mentionner que j’avais passé une partie de la matinée chez le curé de Bray-Dunes ; d’autre part, je servais la messe à mon camarade. Il régnait au presbytère une assez grande animation, car un mess d’officiers y était installé. Le soir, je fus invité à coucher chez les villageois qui nous avaient déjà reçus à midi. Deux paillasses furent installées dans un petit débarras. Je passais là la nuit certainement la plus confortable depuis le 10 mai. Le lendemain, 29 mai à six heures, j’étais debout. Les avions allemands survolaient déjà Bray-Dunes, mais ne bombardaient pas. Les installations du port de Dunkerque et les embarquements les intéressaient autrement.
Cette tranquillité relative nous fait décider de rester à Bray-Dunes le plus longtemps possible. Malheureusement, nous avons été obligés de regagner Malo dans la journée. En effet, étant allés aux renseignements dans la matinée, nous venons à rencontrer plusieurs membres du 110ème qui avaient, parait-il, reçu l’ordre de se rendre à nouveau à Dunkerque où un embarquement devait se faire sans tarder. Ce renseignement se confirmait de différents cotés, du reste, toutes les troupes remontaient dans cette direction. Nous ne pouvions donc rester à Bray-Dunes plus longtemps. Vers midi, nous nous remettons en route par le village. A mi-chemin de Zuydcoote, nous devons faire une assez longue pause, car ce dernier village était copieusement bombardé par l’artillerie allemande. Au bout d’un certain temps, profitant d’une accalmie, nous reprenons la route, mais au bout de quelques centaines de mètres, nous pouvons profiter d’un camion qui filait sur Malo et qui emprunta à la sortie de Zuydcoote la route qui longe le canal, puis gagna Malo par Rosendaël.
Arrivés à Malo, nous ne tardons pas à apprendre que le 110eme était groupé dans les dunes, juste derrière la ligne de Malo-centre. Le renseignement était exact. Depuis le matin, se groupaient à cet endroit les membres épars du régiment. Il en arrivait à tout moment, nous n’étions du reste pas les derniers. Le 110eme ne comptait plus que 250 à 300 membres sur 3.200. Tout le restant était tué et ou prisonnier. La C.H.R. et la C.C. fournissaient la majeure partie de l’effectif ; les bataillons étaient pratiquement anéantis. Une grosse partie de l’effectif avait été capturé et au cours de cette fameuse marche sur Dunkerque, c’est du reste ce qui avait également bien failli m’arriver.
Je rencontre là tous les membres de la C.C. qui avait été relativement privilégiée au cours des deux fronts tenus en Belgique et à Raismes ; la plupart avaient déjà creusé leur trou. Plusieurs chauffeurs de la C.C. étaient réunis dans un grand trou, j’avais l’avantage de trouver en arrivant la place toute prête. Le ravitaillement était assuré, car de nombreux camions de vivres anglais avaient étés abandonnés et de larges réserves avaient été faites : conserves de toutes sortes, boites à confiture etc. D’autre part, une virée faite dans les caves de Dunkerque avait ramené de nombreuses caisses de vins fins. La dinette battait son plein à mon arrivée, je ne tardais pas du reste à me joindre aux autres.
Je devais passer dans les dunes de Malo à cet endroit-là cet après-midi du 29 mai ainsi que les trois interminables journées des 30 mai, 31 mai, et 1er juin qui furent certainement plus terribles encore que celles passées à Villeroux et Raismes. C’était pratiquement pour moi, sans que je m’en doute, les trois dernières journées de la guerre, mais elles furent épouvantables : l’aviation allemande bombardait presque sans interruption de quatre heures du matin à neuf heures du soir. La D.C.A. anglaise réussit à abattre plusieurs avions ; les bombes faisaient violemment trembler le sol. Après chaque vague d’avions, de toutes parts surgissaient les cris des blessés qui, en grand nombre, devaient mourir sur place, car les brancardiers ne savaient où donner de la tête. Le surnom d’enfer de Dunkerque dont parlaient les journaux, n’était pas un vain mot. C’était continuellement le bruit assourdissant des sirènes et des bombes. La fumée des incendies de Dunkerque obscurcissait le soleil qui malheureusement favorisait encore l’action de l’aviation. Il y eut plusieurs morts et plusieurs blessés à la C.C. Quant au ravitaillement, il était très pénible, heureusement de nombreuses conserves abandonnées par les anglais nous vinrent bien à point.
Le 31 mai, il nous fut donné d’assister à une bataille aérienne acharnée. Vers quatre heures de l’après-midi trois chasseurs canadiens vinrent livrer combat aux bombardiers allemands. Un allemand et un canadien vinrent s’écraser au sol dans un vacarme épouvantable, ils prenaient feu immédiatement. C’est la seule fois que je vis à Dunkerque les avions alliés. Quant à l’aviation française, elle était toujours complètement invisible.
La nuit n’était guère plus calme, car elle était fréquemment troublée par les tirs d’artillerie. Nous étions bien souvent réveillés en plein sommeil par le sifflement des obus dont le bruit nous était maintenant familier.
La plage présentait le triste aspect des jours précédents ; les embarquements continuaient malgré les pertes nombreuses en hommes et en navires et le feu ininterrompu de l’artillerie et surtout de l’aviation. Les soldats entraient dans l’eau jusqu’au cou pour attendre les bateaux, beaucoup étaient tués par les bombes qui ne cessaient de tomber autour d’eux. Je finissais par croire que mon tour d’embarquer ne viendrait jamais et me faisais à l’idée d’être fait prisonnier sur place. L’artillerie et les batteries côtières continuaient à défendre Dunkerque, mais l’avance allemande ne s’en poursuivait pas moins implacablement. Ces embarquements de jour ne me souriaient guère, ils se poursuivaient de nuit et à quai, ce qui était beaucoup moins dangereux ; ce devait être heureusement mon cas.
La journée du premier juin fut la dernière et la plus terrible que je passais à Malo. La ville de Dunkerque, le port, la plage, les dunes furent bombardés avec plus de violence encore que les jours précédents. Les pertes subies ce jour-là furent encore plus élevées que celles des jours précédents. Dans l’après-midi, un avion fut coupé en deux par un obus ; les débris en flamme vinrent tomber très près de l’endroit où je me trouvais.
En fin de journée, comme tous les soirs du reste, les bruits d’embarquement coururent à nouveau, mais ils étaient fondés cette fois. C’est à neuf heures du soir, profitant d’une accalmie, que le 110ème se mit en route dans la direction du port. C’est avec un grand soulagement que je quittais ces lieux inhospitaliers où l’on frôlait la mort à chaque instant et ce, malgré les risques évidents d’une traversée. Quelques uns, craignant par trop l’embarquement, se camouflèrent et préférèrent rester à Dunkerque.
Nous traversâmes plusieurs quartiers de Dunkerque complètement en feu. Des pans de murs sont écroulés dans la rue voisine de la place de la Victoire. Nous devons passer à la queue leu leu et très rapidement, car de nouveaux pans de murs menacent de s’écrouler encore. Nous faisons différents détours dans le port et passons près du phare. Là, nous faisons une pause pour permettre l’embarquement de ceux qui nous précédaient. Nous avons de cet endroit une vue impressionnante de Dunkerque en feu. Au bout d’un moment, nous nous remettons en route ; au moment précis où nous traversions une passerelle, l’artillerie se met à nous bombarder. Une dizaine d’obus éclatent à nos pieds. Je me planque derrière une pile de tonneaux qui se trouvaient là et je ne bouge plus. Certains obus qui éclatent dans les bassins du port projettent des gerbes d’eau impressionnantes. Un obus éclate à quelques mètres de moi, j’en suis quitte heureusement pour de la peur. Malheureusement, quelques uns restent étendus, tués ou blessés. Dans le désarroi du moment, personne ne s’occupe d’eux ; du reste, il n’y avait aucun médecin avec nous et ces malheureux doivent mourir sans soins. A la première accalmie, nous nous précipitons vers le bateau qui nous attendait non loin de là. C’était un contre-torpilleur français dont je ne me souviens plus le nom. L’embarquement se fait assez rapidement. Pendant ce temps, les obus recommencent à pleuvoir dans les bassins à cinquante mètres de nous. L’embarquement se poursuit à un rythme très accéléré en raison du danger croissant. Nous nous installons dans les cales et c’est avec un sentiment mélangé d’appréhension et de soulagement que vers onze heures et demie du soir, nous quittions la France pour l’Angleterre : appréhension car nous savons tous que la traversée comportera des risques, plusieurs bateaux ont en effet été coulés les jours précédents par l’aviation ; soulagement car la vie à Dunkerque n’était plus tenable ; y rester c’était se faire tuer presque sûrement ou tout au moins être fait prisonnier à bref délai.
Le convoi était formé de trois bateaux. Après un quart d’heure de route, nous sommes attaqués par un avion allemand qui lance des bombes sans nous atteindre. La D.C.A. se met en action et réussit à chasser l’avion. Malheureusement, un bateau qui nous suivait à une heure d’intervalle fut atteint et coulé et il y eut de nombreux noyés. Cette alerte est la première et la dernière. Nous longeons la côte jusqu’à Calais, puis nous piquons sur Folkestone que nous atteignons à cinq heures du matin après bien des détours pour éviter les champs de mines. Ce voyage avait été très inconfortable ; j’étais en effet assis sur le plancher et n’avais naturellement pas dormi de la nuit.
C’est donc le 2 juin à cinq heures du matin que je mettais pied sur la terre anglaise. De grandes pancartes indiquaient : Folkestone. Le quai de débarquement était beaucoup plus élevé que le pont du bateau, si bien qu’il fallait emprunter une échelle assez mal pratique. J’étais un des rares qui avaient encore leur fusil. Deux soldats anglais qui se trouvaient au bord du quai aidaient chaque soldat français à débarquer à son arrivée en haut de l’échelle. Ce simple geste témoignait de suite du bon accueil de nos alliés et nous donnait immédiatement une impression favorable. L’accueil qui devait nous être réservé fut réellement inoubliable et dépassait de beaucoup tout ce que l’on aurait pu imaginer. Il fut même par moment enthousiaste en dépit des circonstances et je pus constater les sentiments très francophiles des anglais.
Immédiatement, nous traversons la gare maritime. Un train sous pression nous attendait. Avant de monter en chemin de fer, nous sommes ravitaillés en fruits, petits beurres, chocolat, etc., où la quantité égalait la qualité. Le service est organisé d’une façon impeccable et vingt minutes plus tard, nous sommes tous confortablement installés à notre place et commençons à faire honneur aux victuailles. Le train s’ébranle rapidement à travers la campagne anglaise vers une destination que nous ignorions complètement. Je ménage un peu les vivres, pensant les réserver pour le repas du midi, mais j’avais tort en cela, car la générosité anglaise était sans limites. Une demi-heure plus tard, le train s’arrêtait dans une gare où nous subissions le bombardement inoffensif de chocolats, fruits, sandwiches de toutes sortes, thé, cigarettes, etc. Et il en était de même environ toutes les demi-heures ! Outre cela, de grands baquets d’eau claire étaient installés sur les quais ; nous éprouvions un grand plaisir à nous rafraîchir un peu, car nous ne nous étions pas lavés depuis plusieurs jours. Des jeunes filles distribuaient des cartes et des crayons. Sur le passage du train, aussi bien dans les villes que dans les moindres villages, il n’y eût pas un anglais, pas une anglaise qui ne se détournât quelques instants de ses occupations soit pour agiter un mouchoir, soit pour nous montrer le pouce, ce qui est chez eux un signe de bienvenue et d’optimisme.
Le train, qui était d’abord remonté sur Londres, dont nous nous sommes approchés assez près, nous amène ensuite à toute allure à travers le sud de l’Angleterre. La campagne anglaise était très verdoyante et le calme qui régnait partout faisait un contraste bien agréable avec Villeroux, Raismes, Godewardsvelde, Dunkerque. La vie partout était normale. Tout contribuait à nous remonter le moral.
Nous passons toute la journée en chemin de fer et c’est à cinq heures du soir que nous débarquons à Plymouth au sud-ouest de l’Angleterre. Nous avions parcouru 6 à 700 kilomètres et ayant été ravitaillés une vingtaine de fois, avions mangé presque toute la journée, rattrapant ainsi un sérieux retard. A Plymouth, de nombreux anglais s’étaient massés et étaient contenus par un service d’ordre. La France et l’armée française furent longuement acclamées. Les soldats français répondent : « Vive l’Angleterre. Courage, on les aura ».
Je garderai toujours un excellent souvenir de cette journée passée en Angleterre. Ce séjour fut malheureusement trop court, de l’opinion de tous. Le croiseur auxiliaire français « El Mansour » mouillait en rade de Plymouth et à six heures, nous avions enjambé la passerelle, regrettant beaucoup de devoir retourner déjà en France qui était à cette époque beaucoup moins attrayant que l’Angleterre. D’autres camarades, arrivés les jours précédents, eurent plus de chance que nous et restèrent à Plymouth ou dans d’autres ports anglais, deux, trois, quatre et cinq jours. Tous se félicitèrent de l’accueil reçu. Ils furent tous adoptés par des civils, passèrent aux douches et furent dotés de linge de corps.
Quant à nous, nous nous installons de notre mieux dans le bateau. J’en fais le tour de façon à pouvoir apercevoir de tous cotés la rade de Plymouth qui est magnifique et que je contemple longuement. La côte est découpée, l’on aperçoit des presqu’îles et d’immenses étendues d’eau, dans le fond, la ville très pittoresque. A dix heures du soir, « l’El Mansour » lève l’ancre ainsi que deux autres navires français. Ces trois unités ramènent en France environ dix mille hommes. Je jette un dernier coup d’œil sur Plymouth et sa rade. Des centaines d’enfants massés sur les quais agitent des mouchoirs, les cris de « Vive la France » parviennent jusqu’à nous. C’est le dernier adieu de l’Angleterre, nous n’avions qu’un regret, c’est de l’avoir traversée aussi rapidement. Cet accueil si réconfortant restera parmi mes meilleurs souvenirs de la guerre !
Au bout d’un quart d’heure, nous sommes sortis de la rade ; la nuit tombe, je reste sur le pont, la côte anglaise s’estompe peu à peu et nous sommes bientôt en pleine mer. La nuit est claire, de quelque coté que nous nous tournons, nous n’apercevons plus que le ciel et l’eau. Je passe une grande partie de la nuit sur le pont ; il était en effet impossible de dormir à l’intérieur ; nous étions empilés dans les couloirs et il n’y avait pas moyen de s’allonger. La température est douce et la mer calme. Pendant des heures entre le ciel et l’eau, je réfléchis longuement et me laisse envahir par le « cafard ». L’isolement d’une nuit en mer le provoque en effet bien facilement, surtout dans les circonstances dans lesquelles nous nous trouvions. Vers trois heures, il y a un arrêt motivé par la présence repérée de sous-marins ennemis. Sans doute est-ce maintenant l’habitude du danger, la nouvelle ne me fait pas le moindre effet ; je n’envisage pas l’éventualité d’un naufrage qui eût été terrible et d’autant plus que nous étions à ce moment à égale distance de Plymouth et de Brest que nous ne devions atteindre qu’à dix heures du matin. La traversée avait duré exactement douze heures. C’était la première aussi importante que je faisais !
L’alerte de la nuit n’avait duré qu’un quart d’heure, puis le convoi avait repris sa route normalement sans autre incident. Vers sept heures, je commence à apercevoir les premiers îlots qui jalonnent la côte au large de Brest. Ils offrent un très joli panorama. Tout à coup, ô surprise, un hydravion français nous survole. C’était la première fois que je voyais nos couleurs dans le ciel depuis le début de la guerre. Ce fut du reste la dernière. Vers neuf heures, « l’El Mansour » entre en rade de Brest, il stoppe vers neuf heures quarante cinq.
Nous devions passer en rade toute la journée du 3 juin. Comme à Plymouth, j’ai le temps de contempler à loisir la rade de Brest. C’est à perte de vue et en tous sens de l’eau et des presqu’îles, si bien que l’on perd facilement le sens de l’orientation. J’aperçois à un kilomètre ou deux le pittoresque pont de Plougastel.
A six heures du soir enfin, « l’El Mansour » se range à quai, puis c’est le débarquement. Je suis ici obligé de remarquer d’une façon tout à fait impartiale la différence de réception à notre arrivée à Folkestone et à Brest. Ici, rien n’est organisé pour nous recevoir, de plus nous n’avions plus de vivres. Nous restons sur une place à l’entrée de la ville et nous nous asseyons par terre ; absolument personne ne s’occupe de nous. Au bout d’une heure, comme il était probable que nous ne devions pas partir de suite, je vais faire un tour en ville. Je réussis à trouver un bidon de vin et un pain qu’à mon retour je partage avec mes camarades affamés, car le repas de midi pris sur le bateau avait été fort maigre. Il est vraiment regrettable d’avoir trouvé en France un accueil aussi glacial, alors que nous venions d’être reçus comme des rois par un pays étranger.
Il était environ 23h30. Nous pensions passer la nuit sur le moelleux pavé brestois, lorsque le départ est sifflé. Je trouve des tracts lancés par les avions allemands au cours de la journée : « Brestois, à bientôt ». Quoique l’issue finale de la guerre ne fît plus de doute pour moi à ce moment, je croyais malgré tout au bluff allemand, ce en quoi je me trompais encore une fois.
Nous arrivons vers minuit dans une espèce de gare de triage où un train immense nous attendait. Comme il est d’usage dans l’armée française, nous nous mettons par paquet de huit devant chaque compartiment. Il y a du tiraillement pendant plus d’une demi-heure. Après des hésitations, des atermoiements et des accès de mauvaise humeur de la part des officiers comme des soldats, exprimés dans le langage militaire toujours très élégant, je finis, comme beaucoup, par ne pas trouver de place et n’ai comme ressource que de me tenir debout dans un couloir. Ici, je suis encore obligé de souligner la différence d’organisation d’avec Folkestone où au bout d’un quart d’heure tout le monde était casé et avait à manger. Ici, rien à manger et au bout d’une heure d’énervement, une place dans un couloir ! Vers deux heures du matin, le train s’ébranle enfin vers une destination que nous ignorons tous.
En fait, nous devions traverser toute la Bretagne et la Normandie : Finistère, Côtes du Nord (Guingamp, dépôt au 110ème à cinq heures du matin), la Mayenne, l’Ile-et-Vilaine, la Sarthe et l’Orne. Les gares les plus importantes dans lesquelles je suis passé sont : Saint-Brieuc, Laval, Rennes, Alençon. Dans l’ensemble, le paysage est assez uniforme et n’a rien de bien pittoresque. Il est composé surtout de pâtures. Nous passons toute la journée du 4 juin en chemin de fer et finalement nous aboutissons à Evreux le 5 à onze heures du matin après un voyage très inconfortable d’à peu près trente six heures, ravitaillé uniquement de pains et de boites de singes. Quant à la boisson, nous devons remplir nos bidons aux pompes.
Evreux était le point terminus de cette petite promenade d’agrément. Nous restons environ une demi-heure sur la place de la gare. Puis, nous sommes littéralement empilés dans des autobus. Ceux-ci nous emmènent à Chavigny-Bailleul, petit village d’une centaine d’habitants, situé à dix kilomètres environ d’Evreux. Nous y arrivons vers midi. Nous étions environ une centaine, le restant de l’effectif de la C.C. Le pays comprenant trois ou quatre fermes avec de grandes granges, nous trouvons tous facilement une place.
La guerre était à ce moment pratiquement finie pour moi. La période qui suit n’a été marquée d’aucun événement notable et n’a de ce fait qu’une importance relative. Nous fûmes assez souvent survolés par les avions ennemis, mais n’avons subi aucun bombardement, proche tout au moins. Nous fîmes encore malgré tout bien entendu quelques exercices de planquage.
Nous étions dans cette région pour nous reformer et être dotés de nouveaux matériels et de nouveaux équipements. Je passais à Chavigny-Bailleul les journées des 5, 6, 7, 8 et 9 juin. Les journées se passaient assez monotones. Des listes de toutes sortes sont faites mentionnant ce qui manque à chacun.
Evidemment, demander et obtenir sont deux choses tout à fait différentes, car il n’y avait absolument rien. Durant les premiers jours, nous ne voyons aucun avion, mais cependant nous avons l’ordre le dimanche de creuser des tranchées. La plus grande partie de la journée y passe.
Les nouvelles entendues tous les soirs à la T.S.F. n’étaient guère bonnes ; cependant un discours de Paul Reynaud laissait encore un peu d’espoir.
Ce séjour à Bailleul est encore marqué par la constitution d’un bataillon de marche avec les restes des régiments de la division. Plusieurs « transmissions » partent pour accompagner ce bataillon qui n’a probablement pas eu le temps de se former. D’autre part, nous avons une visite de la marraine du régiment qui avait appris que nous cantonnions à cet endroit. Elle est accompagnée d’un camion de vivres et d’effets auquel nous faisons honneur.
Le 10 juin, nous sommes réveillés en sursaut à quatre heures du matin. Il fallait être parti une heure plus tard. Evidemment, aucun motif n’est donné à ce départ précipité, mais nous le devinons sans peine : l’avance allemande s’accentue, et il y avait danger d’être fait prisonnier. Je n’avais plus de fusil, il avait été réquisitionné pour la formation du bataillon de marche. Nous étions tous à ce moment sans aucun moyen de défense.
C’était maintenant le début de la troisième et dernière retraite de la guerre, mais cette fois je n’avais plus aucun moyen de locomotion et c’est à pied que courageusement je me mettais en route à cinq heures du matin.
L'étape devait nous amener à Francheville, petit village situé à une bonne trentaine de kilomètres de là, toujours dans l’Eure. Je n’étais plus habitué aux marches et c’est assez fatigué que j’arrivais vers deux heures de l’après-midi au terme de l’étape, avec un certain retard, je l’avoue, sur le reste du peloton. Je faisais du reste les deux derniers kilomètres en voiture, ce qui me fit grand plaisir, car j’avais très mal aux pieds. Au cours de la route, nous fûmes survolés par les avions allemands, nous fîmes du plat-ventre.
A mon arrivée à Francheville, la roulante était installée dans une ferme, je me mis immédiatement « à table » puis vais m’allonger sur la paille. Nous percevons dans le lointain le bruit du bombardement, mais, comme je l’ai déjà dit, nous n’avons jamais subi de bombardements proches dangereux pour nous.
La route m’ayant fatigué, je dors à poings fermés jusqu’à cinq heures du soir. A ce moment, j’apprends que nous repartons le soir même à six heures pour une nouvelle étape. L’avance allemande, on ne nous le disait évidemment pas, motivait cette retraite précipitée.
Mon séjour à Francheville n’avait donc été que de courte durée : quatre heures à peine. Je n’étais nullement remis de mes fatigues, il fallait néanmoins repartir. L’étape qui devait nous amener aux Genettes, dans l’Orne, ne comportait pas moins de quarante kilomètres. Je me suis demandé bien des fois au cours de cette étape qui me parût très dure si j’allais arriver à destination. Après avoir marché environ deux heures, je lâche le gros du peloton et fais des pauses prolongées au bord de la route ; il y a du reste cette fois des lâchages nombreux. Je n’ose néanmoins pas trop m’attarder, la crainte d’être fait prisonnier me fait avancer malgré tout. Cependant, vers le milieu de la nuit, je m’arrête et dors quelques heures dans le fossé.
Les premiers éléments avaient atteint « les Genettes » à six heures du matin. En ce qui me concerne, je n’arrive que vers midi ; j’avais donc dû couvrir soixante dix kilomètres en trente six heures. Vers neuf heures, je m’étais arrêté à Cruleix ( ?) [3] petit village de l’Orne ; là, j’étais rentré dans une ferme et avais demandé une omelette ; je fus extrêmement bien reçu. Celle-ci, accompagnée de pain beurré et de lait me ragaillardit. Après une bonne demi-heure de repos, je me remets en route en m’aidant d’un bâton.
J’arrive aux Genettes, comme je l’ai dit, vers midi. Là, nous cantonnons dans une grande propriété se composant d’un château et d’immenses parcs. Les châtelains faisaient justement leurs bagages et s’apprêtaient à partir. Les officiers s’installent dans le château. Quant à nous, nous couchons sur la paille sous une espèce de préau où nous sommes du reste pas mal. A midi, je prends la soupe et me repose le reste de l’après-midi ; j’en avais grand besoin. Nous étions à ce moment au 11 juin à midi. Nous sommes restés aux Genettes jusqu’au 14 juin à 14 heures.
Bien entendu, nous ne touchons rien de ce qui nous manquait. Cependant, le système des listes recommence comme Bailleul. Un détachement néanmoins est constitué et part chercher du matériel à Granville ; nous ne le revîmes bien entendu jamais. La compagnie est également remaniée ; comme il n’y avait plus de camions, je suis classé comme disponible, en attendant leur arrivée problématique.
Dans la nuit du 12 au 13, je suis amené à prendre la garde avec des consignes très sévères. Au cours d’une faction, j’ai affaire à un type tout à fait louche que j’amène au poste de police et qui est relâché après vérification de ses papiers. J’ai la mission de le reconduire chez lui ; il habitait dans une baraque dans le bois qui se trouvait à proximité. Il avait mauvaise réputation dans le pays.
Ces trois jours dans l’ensemble sont calmes ; nous sommes néanmoins survolés une fois par les avions allemands, mais nous pouvons facilement nous planquer dans le bois.
Le 14 juin, après la soupe de midi, nous repartons à nouveau. Après avoir parcouru une quinzaine de kilomètres, je réussis avec quelques camarades à grimper sur un camion civil et vers six heures du soir, j’arrive à Saint-Germain-le-Vieux, terme de cette nouvelle étape avec au moins une heure et demie d’avance sur le peloton. Après avoir déposé toutes mes affaires dans la grange qui devait nous servir d’abri, je me restaure dans une ferme où je suis une fois de plus très bien reçu. Vers sept heures et demie, tous les autres arrivaient ; je n’ai même pas besoin de retourner à la roulante et peux me reposer immédiatement.
J’ai passé à Saint-Germain-le-Vieux toute la journée du 15 et du 16 juin jusqu’à six heures du soir. Ce séjour très court n’a été marqué d’aucun fait spécial. Le 16, à six heures du soir, je repars donc pour une dure étape de nuit que je devais faire entièrement à pied et sans lâcher. Les consignes cette fois étaient formelles.
Nous marchons toute la nuit à allure accélérée avec des pauses courtes et très espacées. Nous étions à peu près arrivés à destination vers quatre heures du matin (je ne me souviens plus du nom du village) lorsque nous apprenons que les allemands s’y trouvaient déjà. Au lieu donc d’obliquer à droite comme prévu, nous continuons notre route un petit moment et tournons à gauche. La route, déjà longue et pénible, était encore allongée de ce fait d’environ dix kilomètres, à notre grand désappointement.
Finalement, nous arrivons dans une sorte de point de rassemblement au bord d’un bois. Des voitures devaient venir nous y prendre ; nous nous reposons une bonne heure sur le bord de la route. Vers sept heures en effet, nous sommes embarqués dans de puissants camions américains ; nous ne tardons pas à nous mettre en route vers une direction tout à fait inconnue. J’avais à ce moment le ferme espoir de n’être pas fait prisonnier.
Nous accomplissons ainsi une soixantaine de kilomètres, troublés une fois par les avions allemands qui nous mitraillent. Tout à coup, à la Ferté-Macé (à trois ou quatre kilomètres de Bagnoles-de-l’Orne), les camions stoppent, nous sommes débarqués et ceux-ci continuent leur route à vide ; personne n’a du reste jamais compris la raison pour laquelle nous avons été abandonnés à cet endroit, alors que le danger était imminent, plus encore que nous le croyions.
Il était à ce moment environ dix heures du matin. Nous étions à ce jour le 17 juin, date qui restera tristement célèbre pour moi, puisque douze heures plus tard, j’étais prisonnier. Les convois de réfugiés défilaient à ce moment sans interruption. Quant à moi, j’installe dans une prairie toutes les affaires, puis, malgré ma fatigue, je parcours encore un kilomètre en direction de Bagnoles, je me fais faire une omelette dans une maison, c’était l’avant-dernière fois que je profitais de l’hospitalité française. La faim calmée, je reviens ensuite dans la prairie où nous sommes groupés et dors jusqu’à midi.
C’est à mon réveil que j’apprends que la France demande l’Armistice, la nouvelle à laquelle je m’attendais depuis plusieurs jours ne me surprend pas ; je dois avouer que nous l’accueillons tous avec la plus vive satisfaction. Nous avions en effet par-dessus la tête de cette guerre dans laquelle nous n’avions été que des bêtes traquées, fuyant précipitamment pour éviter des encerclements. Déjà tous, nous faisons des projets de retour. Malheureusement, les évènements se sont chargés de nous démontrer qu’ils étaient très prématurés.
Vers trois heures, nous apprenons que l’ordre de départ ne va pas tarder à arriver ; le lieutenant commandant la compagnie nous donne liberté de manœuvre complète : il y a lieu de se rendre à Chantrigné, petit village situé au nord de la Mayenne ; il nous donne l’itinéraire : Bagnoles, Couterne, Lassay. Nous devons nous y rendre au plus tôt. Chacun se débrouille pour trouver une place sur les nombreux camions qui filent dans cette direction. Quant à moi, j’avais découvert un vieux cabriolet Citroën abandonné à quelques centaines de mètres de là ; il était en ordre de marche et il y avait encore un peu d’essence. Je me mets donc au volant avec une vive satisfaction ; il contenait deux places, mais c’est au moins à une dizaine que nous y montons. Les uns étaient montés sur le capot, d’autres sur les ailes, d’autres sur les marche-pieds. Néanmoins, cette petite voiture tirait et je pouvais maintenir une allure de vingt-cinq kilomètres heure. C’est ainsi que je traverse Bagnoles ; la ville avait une allure normale et les estivants se laissaient vivre tranquillement. Nous défilons ainsi sous leur regard sympathique et amusé ; dans un carrefour, nous sommes arrêtés et ravitaillés. On nous demande si les allemands sont encore loin, nous répondons que nous n’en savons rien (deux heures plus tard, ils étaient là). A la demande générale, je m’arrête auprès d’un café ; nous faisons une petite pause d’un quart d’heure et nous voila repartis en direction de Couterne.
Le cabriolet tira encore très bien pendant trois ou quatre kilomètres, mais on ne charge pas impunément à ce point. Dans une côte un peu plus raide, je reste en panne, le pont arrière s’effondre ! Je suis obligé d’abandonner « l’engin ». Quoique nous regrettions ce malencontreux incident, nous n’étions pas moins très amusés de l’équipée ! Rapidement, nous pouvons trouver un camion qui nous emmène jusqu’à Lassay.
Là, mes compagnons se répandent dans les cafés avant de continuer leur route sur Chantrigné, terme de l’étape. Ce village n’était plus qu’à trois ou quatre kilomètres. Je suis interrogé par les passants ; je leur donne des détails sur mes péripéties depuis le 10 mai ; j’ai bientôt autour de moi une vaste couronne d’auditeurs ; je réponds à leurs nombreuses questions et ai du mal à me dégager ; j’abrège le plus possible mes explications, sinon j’aurais été obligé de leur faire une véritable conférence !
Ensuite nous mettons rapidement à pied le cap sur Chantrigné où nous arrivons vers cinq heures. La plupart des membres de la C.C. arrivaient également à cette heure. Je me ravitaille dans une épicerie et m’installe tranquillement dans un café où je reste jusqu’à huit heures. Nous ne savions encore à ce moment si nous passions la nuit ou si nous continuions plus loin. Toutes nos affaires avaient été installées dans la cour de l’école.
A huit heures, j’entre dans une maison pour écouter la T.S.F. J’ai moi-même la confirmation des nouvelles du matin : la France a bien demandé l’armistice ; j’entends tous les détails s’y rapportant. Je prends le café avec mes hôtes. Vers neuf heures trente, je retourne aux nouvelles dans la cour de l’école ; j’apprends que nous partons de suite pour une nouvelle étape ; je l’accepte courageusement, ayant fait en voiture l’étape de la journée.
Nous nous apprêtions à partir, il était à peu près dix heures, lorsque tout à coup un char s’arrête à cinquante mètres de nous environ. Une lumière s’éclaire, nous crions « lumière » pour le faire éteindre, car nous étions persuadés avoir affaire à un char français ou anglais, mais immédiatement se présente à nous un soldat allemand et nous recevons un de ces ordres qui ne se discute pas : « Soldats français, déposez vos armes ». Il nous donne une minute pour nous exécuter et nous désigne le fossé, sinon il tire. Immédiatement, les fusils sont jetés dans le fossé ainsi que les rares munitions qui restaient.
C’était une véritable colonne motorisée qui suivait, comportant plusieurs chars, camions, motocyclistes, autos mitrailleuses. La guerre était donc finie pour moi à cette date : 17 juin 1940 à vingt-deux heures. Elle avait pratiquement duré cinq semaines.
Avant de jeter le voile sur ce drame dont je n’ai été qu’un modeste acteur, je souligne une dernière fois que cette guerre ne nous a réservé que des retraites et des défaites, jamais la moindre victoire n’est venue nous remonter le moral. L’absence totale d’aviations et de chars, la trahison de certains chefs, il faut bien l’avouer, en un mot, l’impréparation matérielle et morale de notre armée sont la cause de cette défaite sans précédent dans notre histoire : en effet, en cinq semaines, la Belgique était traversée, la France entière envahie, l’armée entière prisonnière, et hélas de nombreux morts et blessés ! Il ne faut pas se dissimuler le résultat désastreux de cette campagne. Lorsque l’on a eu des torts et que l’on est battus, mieux vaut les reconnaître franchement de façon à ne plus recommettre les mêmes erreurs dans l’avenir. En ce qui me concerne personnellement, je n’ai jamais été volontaire pour des missions dangereuses, mais j’ai conscience d’avoir toujours fait tout mon devoir au poste où j’avais été placé.
La Captivité : 18 juin 1940 – 15 juillet 1941
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ous étions environ deux cents et avons été fait prisonniers par deux soldats, mais mieux valait ne pas résister car nous n’étions presque pas armés et, comme je l’ai dit, une puissante colonne motorisée suivait à une minute et devait défiler pendant des heures.
Nous sommes rangés par trois sur le bord de la route ; nous n’avons rencontré au cours de ce premier contact aucune hostilité de la part des officiers et soldats allemands. Bien au contraire, ceux-ci se mettent à distribuer des cigarettes ; des poignées de mains sont même échangées. En ce qui me concerne, je ne partage pas ces familiarités que je juge déplacées. Un officier allemand exprime sa conviction que cette guerre qui a mis aux prises les peuples français et allemands est bien la dernière ; il nous signale que les pourparlers d’armistice sont en cours et que nous serons relâchés aussitôt que celui-ci sera signé. Le bruit court même que l’Angleterre se joignant à la France a, elle aussi, demandé l’armistice.
De nombreux camarades se sauvent, ce qui était très facile, car il n’y avait que deux sentinelles pour nous garder. Ils furent très probablement repris le lendemain, car toutes les routes étaient tenues par les allemands. De mon coté, persuadé qu’il n’y en avait que pour quelques jours, je reste sagement dans les rangs.
Nous sommes immédiatement dirigés vers Couterne que nous avons traversé l’après-midi. Tout le long de la route, nous croisons des camions remplis de soldats allemands ; ce sont toujours les mêmes exclamations de « Kamarades, guerre finie ». Nous avons de nombreuses pauses pour gagner Couterne, au cours desquelles, à la faveur de la nuit, plusieurs d’entre nous se sauvent à nouveau ; on veut m’entraîner ; croyant bien faire, je résiste ; peut-être ai-je eu tort ! Finalement, nous arrivons à Couterne à trois heures du matin. La grand’place du village devait nous servir de chambre à coucher. Pour ma part, je dors sur les marches d’une boucherie jusque huit heures environ. A ce moment, je me rends dans une ferme voisine pour boire une tasse de lait. A mon retour, j’ai la désagréable surprise de constater la disparition d’une bonne partie de mes affaires que j’avais eu l’imprudence d’abandonner sur la grand’place. Vers dix heures enfin, nous sommes dirigés vers une pâture se trouvant à proximité. Nous étions à ce moment plusieurs centaines pris comme nous la veille dans la région proche.
Cette pâture devait constituer jusqu’au 25 juin le premier séjour de ma captivité. Nous n’avons rien d’autre que nos toiles de tentes pour nous abriter. Heureusement, le temps fut superbe pendant toute cette période. La ration qui nous était servie chaque jour était assez maigre, mais l’aide du régiment ainsi que les achats que je pouvais faire suffisaient largement à mes besoins. Chaque jour, une camionnette entrait dans le camp et nous ravitaillait en pain, beurre, fromage etc… J’étais du reste persuadé à ce moment d’être relâché très rapidement, aussitôt après la signature de l’armistice. Les journées assez longues se passaient dans l’oisiveté la plus complète. Tous les jours, il y avait de nouveaux arrivants et nous fûmes bientôt plusieurs milliers. Le dimanche, nous sommes conduits à la messe à l’église du pays.
C’est là que j’apprends la signature de l’armistice avec l’Allemagne le 22 juin et l’Italie le 24 juin. Les bruits de libération courent aussitôt, mais le 25 juin, nous changeons de camp, celui que nous occupons étant devenu insuffisant. Nous nous munissons de différents objets propres à nous confectionner des abris et, tels de véritables marchands forains, nous traversons la ville de Couterne et sommes dirigés vers une prairie beaucoup plus grande, située à deux kilomètres environ.
Nous y sommes installés un peu plus confortablement ayant pu confectionner de petits abris avec les différentes « bricoles » que nous avions apportées, plus des tôles que nous trouvons sur place. La vie s’y déroule comme dans le premier camp, longue et monotone ; il ne se passe rien de sensationnel. Un armurier divisionnaire allemand qui avait le grade de commandant et parlait correctement le français nous dit que l’offensive allemande s’était déroulée exactement comme l’avait prévu le Haut Commandement Allemand. Si celui-ci, dit-il, contre toute attente, avait rencontré une résistance plus forte, il aurait employé des gaz nouveaux contre lesquels nos masques n’auraient rien pu, et même au besoin auraient envoyé la peste, le choléra etc… C’eût été une destruction totale et mieux vaut, dit-il, qu’il en, ait été ainsi.
Le dimanche, des messes en plein air étaient organisées dans le camp et tous les soirs des réunions et des chants. Pendant ce temps, les bruits de libération continuaient toujours à courir, mais je commençais à devenir un peu plus sceptique. Des listes de renseignements concernant les prisonniers sont établies et des compagnies de travailleurs sont formées ; c’était soi-disant fictifs, ces compagnies étant destinées à fournir du travail à ceux qui n’en auraient pas à leur retour. Ce fut un fait fictif, mais la libération ne vint pas pour cela.
Nous arrivons ainsi au 10 juillet. A onze heures du matin, on nous fait monter en camions, et cette fois-ci, nous croyons sincèrement à la libération, mais c’est au camp de Mulsanne que nous partons, à dix kilomètres du Mans. Cette fois, nous sommes derrière des barbelés, mais nous sommes assez confortablement logés dans des baraques.
Le séjour à Mulsanne devait durer du 10 juillet au 29 août. Des espoirs de libération alternaient avec des moments de découragement. En tout cas, les bruits les plus fantastiques continuaient toujours de courir ; il y eut en fait quelques prisonniers détenteurs de certificats envoyés en congé de captivité. C’était pratiquement une libération, mais il y en eut extrêmement peu. Plusieurs fois, au cours de cette période, je suis allé travailler à l’aérodrome du Mans, mais la plupart du temps, il n’y avait rien à faire. Je passais de longues journées à me faire griller au soleil en regardant la circulation qui était assez importante tout le long du circuit du Mans. D’autre part, de nombreux jeux de société étaient organisés dans notre baraque et le temps passait d’une façon relativement agréable. Nous eûmes aussi deux fois la visite de l’évêque du Mans. Une chapelle était confectionnée sous une tente. Une vingtaine de prêtres soldats organisaient la prière du soir et le salut. J’y rencontrais quelques bons camarades que je devais perdre de vue par la suite. La nourriture était assez restreinte et je connus la faim les quinze premiers jours, mais par la suite, les visites étant organisées, je pus être ravitaillé par une jeune fille du Mans. Vers la fin du séjour à Mulsanne, j’apprends que plusieurs camps ont été emmenés en Allemagne ; je n’avais plus du reste à ce moment aucune illusion au sujet d’une libération proche.
A partir du 25 août, le camp de Mulsanne se liquide. Quant à moi, je pars le 29 août, après avoir pu recevoir des nouvelles de chez moi ; de mon coté, j’avais réussi à envoyer plusieurs lettres en fraude. C’est sur le camp d’Auvours distant d’une quinzaine de kilomètres que je suis dirigé. Le bruit court que nous devons être groupés dans ce camp pour être dirigés ensuite sur le Nord ; je me raccroche à cet espoir.
Arrivé à Auvours, je suis séparé de ceux que j’avais connu à Mulsanne ; je me plaisais mieux dans ce dernier camp, quoique la vie à Auvours fut plus animée. Un véritable commerce était organisé, chacun essayant de mettre ses talents à profit pour gagner quelque argent. C’est ainsi que je peux faire mettre en couleurs différentes photos. D’autre part, un théâtre était organisé ; une ou deux représentations avaient lieu chaque semaine ; je pus assister à l’une d’entre elles qui était relativement bien.
Je logeais dans une grande baraque où nous étions environ deux cents ; je regrettais les petites baraques de Mulsanne. D’autre part le camp était assez retiré, il était impossible d’avoir le moindre contact avec les civils. Tout compte fait, je regrettais donc Mulsanne. Quant à la nourriture, elle n’était pas plus abondante à Auvours, au contraire.
Les départs vers une destination inconnue commencent à partir du 1er septembre. Le bruit court toujours que c’est pour le Nord, mais je reste sceptique et ne dois pas tarder à connaître la véritable destination.
En effet, je quittais Auvours le 5 septembre à cinq heures du soir. Nous étions environ deux mille ; nous sommes dirigés vers la petite gare de Champagné, distante d’environ deux kilomètres. Là, nous sommes très inconfortablement installés dans des wagons à bestiaux et à six heures, nous nous mettons en route. La porte ne nous était ouverte qu’une fois par jour, ce qui rendait très difficile l’accomplissement des besoins naturels. Inutile de dire que ce voyage fut très peu agréable, d’autant plus qu’il fut très long.
Nous passons au Mans, Alençon, L'Aigle, Rouen, Ponssin, Creil. C’est à Creil que j’apprends d’une façon certaine que notre convoi, comme tous les autres du reste, est emmené en Allemagne ; je réussis à ce moment à faire passer une lettre. Nos craintes s’étaient donc réalisées et encore une fois, malheureusement, j’avais raison contre les optimistes. Nous étions à ce moment au 7 septembre à dix heures du matin. De là, nous filons sur Longueau, Arras, Lille, Tourcoing et la Belgique. Nous passons à Anvers ; il est à noter l’accueil froid de la population civile belge ; où était l’entrée triomphale du 12 mai ! Nous traversons ensuite toute la Hollande, là accueil beaucoup plus favorable ; les principales gares traversées sont Breda, Tilburg, Boxtel. Nous ne retrouvons plus ici la chaleur accablante qu’il faisait en France ; plus nous approchons de l’Allemagne, plus il fait frais. C’est enfin le 8 septembre à cinq heures du soir, date mémorable, que j’entre en Allemagne à Goch.
L’accueil de la population civile allemande fut froid, mais correct. Les principales villes traversées sont Magdebourg et Essen. Là, toutes les usines Krupp fonctionnaient normalement. A ma grande surprise, je ne vois pas le moindre dégât au cours des centaines de kilomètres que je fais en territoire allemand. Pas une usine, pas un nœud de communication n’était bombardé ; cela contrastait singulièrement avec le tableau de l’Allemagne à feu et à sang qui nous avait été fait ! Je remarque également partout un nombre considérable d’enfants. Il n’était pas rare en effet d’en voir six ou sept groupés sur le devant des maisons.
Le train qui avait été très lent en France, avait rapidement traversé la Belgique et la Hollande. Il avançait maintenant rapidement en territoire allemand et c’est le lendemain 9 septembre à deux heures de l’après-midi que nous arrivons à destination au camp d’Altengrabow (Stalag XI A) après un voyage de quatre vingt douze heures !
Altengrabow est situé à soixante kilomètres de Berlin environ. A notre descente de train, il tombait une pluie battante, si bien que ce premier contact ne fut guère favorable. Le camp était proche de la gare. Sur la route, j’ai la malchance de perdre une partie de mes affaires qui se trouvaient dans ma toile de tente.
Je devais passer à Altengrabow une bonne quinzaine : du 9 au 26 septembre. Le lendemain de notre arrivée, nous sommes immatriculés et fouillés. Le camouflage est de nouveau à l’honneur pour essayer de sauver le plus de choses possible. La vie au stalag d’Altengrabow était longue et monotone. Le matin, exercices ; quant à l’après-midi, elle était inoccupée. Nous étions logés sur la paille d’une façon très inconfortable. Quant à la nourriture, le repas de midi était suffisant, mais le soir il n’y avait qu’un faible casse-croûte et le matin une simple tasse de « jus ». C’était donc dans l’ensemble nettement insuffisant.
Il y a lieu de noter le commerce qui s’y faisait. Tous les soirs, de nombreux prisonniers se réunissaient en un coin du camp appelé « le marché ». Là, se faisaient des échanges de marchandises. Il n’était pas rare de voir un fumeur ou un ventre affamé donner sa montre ou son alliance pour du tabac ou un casse-croûte ou payer des articles des prix fabuleux : cent francs pour un paquet de tabac notamment.
Nous étions groupés par compagnies et par professions : j’étais classé disponible. Le dimanche, des messes étaient organisées dans le camp.
Tous les jours, des équipes partaient travailler ; j’attendais impatiemment mon tour, car je m’ennuyais terriblement. Ceux qui travaillaient avaient droit à une nourriture meilleure et plus abondante ; comme j’étais affamé à ce moment, je ne voyais que cela.
Mon tour arrive enfin le 26 septembre. J’étais prévenu depuis le 24 que je devais partir à l’hôpital de Braunschweig. Le 26, à trois heures de l’après-midi, nous sommes transportés à trente vers notre nouvelle affectation. Braunschweig est situé à cent vingt kilomètres environ à l’ouest d’Altengrabow ; nous empruntons pour nous y rendre un des grands autostrades allemands : Berlin – Hanovre. L’autostrade a le privilège de n’être coupé par aucune autre route ; les courbes étant extrêmement douces, il permet les grandes vitesses. L'autostrade évite toutes les villes et agglomérations.
A Braunschweig, je suis logé dans une confortable baraque à proximité de l’hôpital. A tous points de vue, j’y suis très bien : couché dans un lit confortable, nourri très copieusement (nourriture faite dans une cantine par des femmes), en un mot, même régime que les ouvriers et soldats allemands, douches toutes les semaines.
Quant au travail, il n’est pas trop dur : un peu de terrassement, remplir et vider des camions, quelquefois aussi, travaux de propreté à l’intérieur de l’hôpital. Mais ce travail est largement compensé par le bien-être qu’on ne trouve pas dans les stalags. Il est d’ailleurs rétribué ; une cantine nous permet de nous procurer différents objets d’utilité courante. Ce camp est un camp de travail intitulé « Arbeit Kommando » qui dépend du stalag XI B dont je fais maintenant partie. Nous sommes une soixantaine de prisonniers. Il n’y a plus ici d’office religieux le dimanche ; le jour de Noël, nous sommes conduits à la messe à Braunschweig, mais c’est une messe manquée, car elle est finie quand nous arrivons.
Il est à retenir la date du 21 octobre, jour de l’inauguration de l’hôpital et celle du 25 novembre, jour où nous recevons les premières lettres de France.
Nous sommes aujourd’hui au 24 janvier 1941. C’est ici que j’ai écrit au cours de ces quatre derniers mois toutes les pages qui précèdent. Je souhaiterais passer ici le reste de ma captivité, mais j’espère, ce qui serait mieux, ma libération pour cette année.
4 juillet 1941 : départ du Kommando 1094 de Braunschweig pour le stalag XI B (Fallingbostel) en vue de la libération
Huit jours longs, monotones et inconfortables se passent au stalag XI B. Nombreuses formalités de libération. A noter une excellente troupe théâtrale.
12 juillet 1941 : départ du stalag XI B et retour en France dans des conditions très confortables (une bonne partie du trajet en première classe). Toute la vie parait normale : aucune usine ne parait atteinte : toutes semblent au contraire fonctionner à plein rendement. Les chemins de fer circulent normalement, pas le moindre dégât nulle part. Et ce, malgré les raids répétés des « audacieux » aviateurs de la R.A.F. Incompréhensible, et surtout décevant !
- 7h30 : départ de fallingbostel
- 10h : arrivée à Hanovre
- 13h10 : départ Hanovre
- 16h15 : passage à Biclefeld ( ??)
- 18h : arrivée à Hamm
- 19h30 : passage à Dortmund
- 20h05 : passage à Bochum
- 20h30 : passage à Essen
- 20h50 : passage à Mulheim
- 21h05 : passage à Duisburg
- 21h40 : traversée du Rhin
- 22h10 : passage à Krefeld
- 22h55 : arrivée à Gladbach
- 23h15 : départ Gladbach
13 juillet 1941
- 1h45 : arrivée à Aachen (Aix-la-Chapelle). Repos de quelques heures à proximité de la gare
- 6h10 : départ Aachen
- 6h35 : passage à la gare frontière de Herbesthel
- 7h30 : départ Herbesthel et passage de la frontière germano-belge
- 7h50 : passage à Verviers (région très pittoresque, nombreux tunnels)
- 8h30 : traversée de la Meuse
- 8h35 : arrivée à Liège
- 14h05 : départ de Liège
- 15h : passage au rocher de Marche les Dames (Statue roi Albert 1er)
- 15h10 : passage Namur
- 16h : passage Charleroi
- 17h05 : passage Erquelines (frontière française)
- 17h17 : entrée en France
- 17h20 : passage à Jeumont (1ère gare française)
- 18h : passage Maubeuge
- 18h15 : passage Aulnoye
- 19h15 : passage Saint-Quentin
- 19h45 : passage Tergnier
- 20h30 : passage Noyon
- 20h33 : passage Chiry-Ourcamps
- 20h50 : passage Compiègne
- 22h15 : arrivée Paris Nord
- 22h55 : départ Paris gare de l’Est
14 juillet 1941
- 1h35 : arrivée Chalons sur Marne
- 2h15 : arrivée fronstalag 194
Toute la journée se passe au fronstalag 194
15 juillet 1941
- 8h25 : départ Chalons sur Marne
- 8h50 : passage à Epernay
- 10h30 : passage à Meaux
- 11h15 : arrivée Paris Est
- 13h15 : départ Paris Nord
- 15h : arrivée Amiens, fronstalag 204
- 18h : départ Amiens
- 21h : arrivée Lens
- 22h : arrivée La Bassée
[1] Seul nom de village se rapprochant de "Fosti" (dans la version originale) distant d'une vingtaine de kilomètres de Villeroux.
[2] Houtain-le-Val en réalité mais très proche de Fonteni (~ 3 kms) ce qui me fait douter de Fonteni (choisi à la place de Fosti).
[3] Crulai en réalité